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Dans son ouvrage intitulé  Années Camus  (Editions Pierre Guillaume De Roux, 2013) , Jean-Pierre Millecam  ami de ces deux grands écrivains, relate une réelle déception de sa vie, celle de n’avoir pas pu  faire se rencontrer ces deux monstres sacrés de la littérature française. Or, Jean-Pierre Millecam jouissait de l’amitié de l’un comme de l’autre.

D’abord Albert Camus, originaire comme lui d’Algérie,  qui  l’a aidé à publier  chez Gallimard son premier roman Hector et le monstre en 1951.

« Chez Gallimard, il me présenta à des collaborateurs, parmi lesquels des écrivains connus, rétribués pour leurs lectures au comité…C’est ainsi qu’il me présenta à Jean Grenier, son professeur de philosophie avec qui il entretenait des liens que j’étais disposé à partager…(et ensuite) Jean Daniel. »[1]

C’est donc grâce à cette première amitié, qu’il a pu se faire connaître dans les milieux de l’édition et de la littérature.

D’ailleurs « les bienfaits de ma rencontre avec Camus ne s’arrêtent pas là. Jean-Marie (NDLR: Jean-Marie Serreau, homme de théâtre et ami de Camus) m’invita à un déjeuner avec Boris Vian. ».

On comprend aussi pourquoi une telle rencontre puisse impressionner le jeune Millecam,  il n’avait que 24 ans à l’époque !  Vian, un personnage, un peu hors du commun, d’autant que son roman  J’irai cracher sur vos tombes  venait de le rendre célèbre.

En le quittant « il me tendit la main pour me dire au revoir et je lui répondis : « Au revoir, monsieur… » Gentiment, il me corrigea: « Appelez-moi Vian ! » Je lui répondis: «  Je dis toujours monsieur aux grandes personnes ! … »[2]

Par ailleurs, alors qu’il cultivait une réelle amitié pour Albert Camus, Jean-Pierre Millecam  ne cache pas   qu’à la même époque, il subissait une réelle fascination pour Jean Cocteau.

Son « étoile, dit-il, venait tenir compagnie à celle de Virginia Woolf dans le panthéon de mes auteurs favoris. »[3]

L’Etoile de Jean Cocteau 

Un jour dans la même année 1951, dans un élan qu’il considéra comme irrésistible, le jeune romancier écrivit à la hâte L’Etoile de Jean Cocteau et expédia aussitôt le manuscrit à Cocteau.

Son essai parle principalement de la ligne qui donne sens à l’oeuvre de Cocteau. Il découvre à travers cette ligne comme la figure d’un système.

De son côté, Jean Cocteau dans son journal, exprime  un réel enchantement le 6 octobre 1951 à la réception du manuscrit.

« Surprise de recevoir le manuscrit d’un jeune homme de Mostaganem (Oran) nommé Millecam. Son livre s’intitule l’Etoile de Jean Cocteau. Je ne croyais pas qu’une telle clairvoyance fût possible.

J’ai quelque fois cette pointe de diamant propre à Nietzsche. Son parallèle entre l’oeuvre de Spinoza et la mienne est surprenant. Très beau résumé du Sang d’un poète.

Je me demande s’il pousse la clairvoyance jusqu’à savoir que son exégèse est exacte mais que j’ai fait le film sans penser au sens qu’il lui donne et qu’il a. Je suppose que ce livre provoquerait une stupeur.

Ce que le jeune Millecam souligne à merveille, c’est l’incompréhension d’une époque esthétique en face d’une oeuvre éthique. (Plus loin) …Millecam explique fort bien que je ne cherche pas le beau, mais le vrai. Que seul ce vrai, mon vrai, me semble beau et que je ne m’encombre d’aucune des draperies dont les esthéticiens me recouvrent. »[4]

Pour le jeune Millecam, son livre inaugure une amitié fidèle. Il a pu ensuite rencontrer le poète à plusieurs occasions sur la Côte d’Azur et notamment à la résidence de  Santo Sospir de Francine Weisweiler,  de 1952 à 1957.

Les réserves de Camus

Dans sa correspondance qu’il entretenait avec Albert Camus, Jean-Pierre Millecam fit part aussi et  à maintes reprises de  l’enthousiasme qu’il éprouvait pour Jean Cocteau et un jour la réponse de son ami pied-noir ne se fit pas attendre plus longtemps dans l’un de ses post-scriptum :

« Je ne peux pas vous laisser ignorer que je trouve sans valeur profonde l’oeuvre de Cocteau. Feu d’artifice  parisien ! Vous êtes beaucoup plus loin que tout cela. »[5]

Cette remarque épistolaire,  même si elle flattait par ailleurs  le jeune romancier, provoqua toutefois chez lui une réelle blessure. Il était profondément convaincu que son mentor  se trompait lorsqu’il  déclarait «vous êtes  beaucoup plus loin » que Cocteau.

Il avait alors  la douloureuse impression que « Camus semblait se joindre à la meute des « encyclopédistes » qui poursuivaient Cocteau comme, au XVIII° siècle, leurs arrière-grands-pères poursuivaient Jean-Jacques. Cette vue n’était pas fondée. »[6]

Blessé, le jeune Millecam   l’était réellement, car Camus n’avait pas compris que lui également vibrait de la même intensité intérieure que le poète.

Car tout ce qui le passionnait chez Cocteau c’est la façon dont l’idée se laissait habiller par la forme et que celle-ci ne se délivrait à aucun moment du sacré. C’est pourquoi, elle incarnait selon lui l’essence de la poésie.

Le sacré  qui habitait l’oeuvre de Cocteau selon Millecam

(le sacré de Cocteau que l’on découvre notamment dans ses vitraux de Metz:https://youtu.be/mZ4B3zwAbyI  )

En fait Camus n’avait pas compris le sacré qui habitait l’oeuvre de  Cocteau alors que c’est  cela-même qui touchait profondément  le jeune romancier de Mostaganem.

« Ce qui me faisait élire Cocteau, c’était un religieux à ma portée, c’était le message de l’humanité des origines, que ce message fût majoritaire quand il circulait parmi les ruines de la Grèce antique ou, ailleurs, juif, arabe ou bouddhiste. Ce religieux s’exprimait, non par une théologie qu’il m’arrivait d’abhorrer, mais par une métaphysique naïve et profonde, vibrant de toute la dévotion des primitifs à la recherche d’un sens à leur existence ici-bas. »[7]

Plus loin encore « le poète misait sur la substance, et sa quête était celle de l’absolu. Si l’homme inventait Dieu, c’était pour se déifier lui-même. L’éternité était à ce prix. Peu importaient les fables exploitées par les Eglises et destinées à lui acquérir cette dimension. Qu’on fût chrétien, oui, musulman, bouddhiste n’ait plus d’importance. Rares sont les contemporains de Cocteau capables de capter son message – celui de la poésie telle qu’il l’entendait. »[8]

Feu d’artifice parisien !

Mais derrière cette formule assassine, n’y-a-t-il pas plutôt une allusion à la classe sociale où le poète était né ?

Jean-Pierre Millecam trouve en définitive quelques excuses à Camus.

Cocteau a toujours bénéficié de beaucoup de facilités liés à son milieu social favorisé. Né d’une famille aisée de Maisons-Lafitte, il a très tôt brillé dans les salons parisiens comme jeune poète côtoyant déjà avant la grande guerre les plus grands noms de l’époque (Apollinaire, Proust, Barrès, Diaghilev…)

De son côté, Camus issu d’un milieu modeste, sa mère  femme de chambre ne sachant ni lire ni écrire, il a  dû comme jeune écrivain  se battre pour s’imposer et  frayer son propre  chemin.

Mais  de plus, comme le formule fort bien  Millecam, Camus  a aussi  fréquenté des êtres marqués au sceau de l’authentique !

Finalement Cocteau a bien rencontré un Camus 

Jean-Pierre Millecam avait toujours regretté que ses deux amis protecteurs ne puissent jamais  se rencontrer. Mais curieusement il s’agira d’un autre Camus appelé Marcel, qui ne fut le réalisateur que d’un seul film, que va rencontrer en définitive Jean Cocteau.

C’est le festival de Cannes de 1959 qui va  les réunir !

Marcel Camus présente son film Orféo negro alors que Jean Cocteau préside justement  le jury.

Dans son journal du 14 mai 1959, Cocteau parle du film de Camus et relate que son auteur  ne nie pas    la paternité réelle (la sienne)  de  son Orphéo nègre :

« Il paraît que Marcel Camus a dit qu’il devait son Orphéo nègre (Orfeu negro) au mien et que le thème orphique était à moi. »[9]

Le soir même du grand dîner au Carlton, il rencontre alors cet autre Camus dans le hall:

« J’ai rencontré Marcel Camus, homme simple et charmant. Il m’a dit avoir décidé son Orphée par admiration pour le mien. Je l’ai beaucoup remercié de l’avoir dit à la radio. D’habitude ces choses-là ne se disent pas. Elles se chuchotent à l’oreille. »[10]

Mais ce n’est pas tout, car le lendemain-même, le vendredi 15 mai, on assiste à une sorte de couronnement,  puisque la Palme d’or est décernée à Marcel Camus pour son film Orfeu negro !

Couronnement qui consacre bien entendu Marcel  Camus mais aussi indirectement Jean Cocteau, dans la mesure où la figure  d’Orphée  a été leur muse commune.

Certes,  on aurait aimé qu’il s’agisse de l’autre Camus dénommé Albert mais le destin en a voulu, semble-t-il,  autrement ,  figeant  à tout jamais ces deux grands  noms de la littérature française   dans une situation d’incompréhension réciproque ?

Christian Schmitt

http://www.espacetrevisse.com

 

 

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[1] Jean-Pierre Millecam, Les Années Camus, éditions Pierre Guillaume De Roux, 2013, p.86

[2] op. cit., p.91-93

[3] op.cit. p.97

[4] Jean Cocteau, Le Passé Défini, I, 1951-1952, Gallimard, 1983, p.51-52

[5] op.cit., p.99

[6] op.cit., p.99

[7] op.cit., p.100

[8] op.cit., p.100

[9]Jean Cocteau, Le Passé Défini, VI, 1958-1959, Gallimard, 2011, p.538

[10] Jean Cocteau, Le Passé Défini, VI, op.cit., p. 538

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Christian Schmitt

Critique d'art. Auteur de "l'univers de J.L. Trévisse, artiste peintre" (ed. Lelivredart 2008) et de trois autres ouvrages sur les vitraux réalisés par des artistes contemporains aux ed. des Paraiges: Jean Cocteau (2012), Jacques Villon (2014) et Roger Bissière (2016). A retrouver sur : http://www.espacetrevisse.com

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