Le MUCEM de Marseille présente depuis le 24 avril 2019 jusqu’au lundi 2 septembre 2019, un artiste majeur du XX° s., Jean Dubuffet (1901-1985), peintre, inventeur de « l’Art Brut ».
Une exposition qui présente sa production artistique dans toute sa diversité, des objets et documents issus à la fois des musées d’ethnographe ou d’art populaire, mais aussi diverses collections dédiées à « l’art des fous ».(http://www.mucem.org/programme/exposition-et-temps-forts/jean-dubuffet-un-barbare-en-europe )
Cette rétrospective intitulée « Jean Dubuffet, un barbare en Europe » offre à voir à l’amateur d’art, au total 290 oeuvres et objets issus des plus grandes collections françaises et européennes.
Dubuffet et « l’homme du commun »
Cet artiste du Havre va inventer l’Art Brut grâce à l’émergence d’un nouveau primitif qu’il va appeler « l’homme du commun ».
Du fait de ce personnage fictionnel, l’art réside, selon lui, dans le commun, dans le banal et la vie quotidienne de chacun d’entre nous.
Pour ce faire, il va opérer un élargissement de notre regard. Car pour lui, le primitif sera tout à la fois papou, kanak, artisan du Doubs et usager du métro parisien.
C’est pourquoi aussi, son Art Brut s’intéressera à toutes les formes d’art et notamment à tous les objets produits sur le territoire européen, s’agissant aussi bien des dessins enfantins que les productions asilaires ou de l’art populaire et de ses franges.
Ce déplacement du regard qu’il initie prend alors la forme d’un glissement, comme « une ligne asymptotique allant du vertical à l’horizontal, où le commun se substitue au primitif. »[1]
La Quête de l’Ouest, 1976
Mais l’artiste veut en découdre également avec certaines conceptions qui voudraient que son art ne découle que de l’art primitif. Pour preuve cette toile « la Quête de l’Ouest » (voir ci-dessus) où l’on peut voir se conjuguer des influences issues aussi bien du style enfantin que de l’art des bas-reliefs égyptiens.
Il inaugure en fait un nouvel art, l’Art Brut qui ne désigne pas un art marginal mais offre plutôt une perspective marginale sur l’art comme l’indique Céline Delavaux.[1]
Il est un artiste et non un ethnographe !
Rapports de Jean Dubuffet à « l’art nègre » mais aussi de l’art asilaire
Cependant, il est indéniable aussi que l’artiste s’est beaucoup imprégné du sauvage notamment pendant l’entre-deux guerres ! Mais par cette recherche de l’art nègre, il faut y voir avant tout une recherche de l’élémentaire, une recherche consciente du simple avant celle du primitif.
L’Accouchement , 1944
On découvre pendant la période des années 1943-1944, de nombreux personnages aux bras levés peints par Jean Dubuffet. On peut relever une influence de la sculpture Warenga qu’a pu observer Dubuffet chez Charles Ratton.
Certes son inspiration ne se limite pas à l’art nègre puisqu’on découvre aussi grâce à l’exposition du Mucem des dessins provenant de cliniques psychiatriques comme c’est le cas pour le dessin ci-dessous.
il s’agit d’un homme nu aux bras levés. C’est un dessin crayon sur papier de 1916 (35 x 24,8 cm) , de la clinique psychiatrique Bel-Air, Chêne-Bourg en Suisse datant de 1916.
Dessin de la clinique psychiatrique Bel-Air, Chêne-Bourg en Suisse
L’apport du dessin enfantin et du graffiti des rues
De 1942 à 1945, Jean Dubuffet collectionne abondamment des dessins d’enfants. De leur étude va découler son style. Mais bientôt également le graffiti des rues va jouer un rôle tout aussi important.
Au final, cette période de recherches et d’études va conduire l’artiste à créer des oeuvres très singulières. En mai-juin 1946, il « peint sur une plaque de staff une figure féminine extrêmement frustre tracée en manière de graffiti dans une épaisse couche de blanc de céruse. »[2]
Vénus du trottoir, mai-juin 1946, huile sur toile, Marseille, musée Cantini
L’oeuvre est intitulée Vénus du trottoir. Celle-ci participe au réalisme volontairement grossier voulu par l’artiste. De manière comique aussi, il a voulu inaugurer sa propre Olympia . Il s’immisce dans le débat concernant l’Olympia de Manet, celle-ci étant considérée comme l’alpha des avant-gardes artistiques.
A l’évidence l’artiste veut choquer ses contemporains afin de les sensibiliser à sa conception de la modernité.
« Si « Vénus » rappelle la déesse de la beauté et de l’amour de l’Antiquité, le mot « trottoir » qui lui est associé, n’est pas sans évoquer le monde de la prostitution : deux références à la femme qui se télescopent ici dans une image sauvage et hors du temps. »[3]
En tout cas, le poète Limbour a compris, semble-t-il, le message adressé par Jean Dubuffet.
Si dans un premier temps, la figure de sa Vénus lui paraît « bien pauvre et même infiniment misérable », il faut, dit-il, regarder cette « Vénus du trottoir, jusqu’à en découvrir le charme (…) et le pouvoir d’envoûtement ».[4]
Cette image de la Vénus du trottoir interroge bien la modernité. A tel point que Limbour compare la blancheur de la figure à celle des pipes Gambier en terre blanche , « fumées et chantées par Baudelaire ».[5]
Par cette oeuvre, il synthétise les apports les plus divers et les plus éloignés que sont les dessins enfantins, les vénus néolithiques et paléolithiques ainsi que les productions de l’art de la rue !
Une réhabilitation de l’homme du commun
L’homme du commun est la notion-clé qui permet d’appréhender le dessein de Dubuffet.
Sa lithographie intitulée, Cyclotourisme de 1944 illustre le mieux cet Homme du commun cher à cet artiste.
« Cyclotourisme est sans nul doute une évocation autobiographique…La bicyclette, moyen de locomotion quasi exclusif pendant l’Occupation, est le véhicule sur lequel Dubuffet part à la rencontre de ses semblables pour nourrir sa peinture.
Juché sur son vélo, le peintre est à même de produire cette « peinture qui courrait les rues » dans laquelle « on verrait se dérouler le film de la vie vraie » que célèbre son ami Seghers. »[6]
Ensuite c’est grâce au métro parisien et à ses graffiti que ce lieu va permettre l’élévation de la figure de l’homme du commun à l’échelle du mythe.
Ce lieu va beaucoup l’inspirer, c’est le théâtre au sein duquel évolue l’antihéros, sujet de sa peinture. Lieu de toutes les rencontres et du nivellement par le bas.
Le graffiti comme l’incarnation de l’homme du commun
Mais au-delà d’un lieu, le métro, c’est ensuite les murs de la capitale qui vont l’attirer tout particulièrement.
Les inscriptions qu’il découvre vont lui permettre de renouveler sa peinture. Procédant de l’homme du commun, il veut retourner à l’homme du commun.
Ce qui le fascine dans le graffiti c’est de pouvoir y découvrir la représentation, l’incarnation même de l’homme populaire qui est à l’ouvrage sur les murs.
Grâce au graffiti, il va nourrir deux pôles de sa pensée, d’une part la figure de l’homme banal, d’autre part l’Art Brut en devenir.
Pour le réaliser, il n’a pas peur de mettre en avant la profonde vulgarité de l’homme du commun. Ses lithographies témoignent aussi d’une véritable appropriation des moyens du graveur.
C’est le cas notamment de la lithographie suivante en noir intitulée Pisseurs au mur du 16 janvier 1945.
On y découvre la même protestation contre les interdits et les tabous. Dubuffet y voit à la fois une école de formation et de libération.
Utilisant le graffiti comme une lame de fond selon l’expression de son ami Brassaï, Jean Dubuffet y découvre le mieux l’homme du commun grâce à l’expression de cet anonymat.
Pisseurs au mur, Paris, Fondation Dubuffet
Un art épris d’ombre qui va lui permettre de conforter son entreprise de l’Art brut. En effet, selon Gerard Dessons, dans sa préface à l’ouvrage de Delavaux, L’art que brosse Dubuffet « …est un personnage passionnément épris d’incognito. ».
Christian Schmitt
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[1] op.cit., p.168
[2]http://www.mba-lyon.fr/mba/sections/fr/documentation-musee/expositions/fiches-d_oeuvre/dubuffet-en-savoir
[3] op.cit., p.82
[4] op.cit., p.82
[5] op.cit., pp., 79-80
[6] op.cit., p.20
[7] Baptiste Brun, Jean Dubuffet et la besogne de l’Art Brut, Critique du primitivisme, Les Presses du réel – Oeuvres en sociétés, 2019, p.19