share on:

L’un des plus grands footballeurs de l’histoire vient de s’éteindre à l’âge de 68 ans. P… de crabe.

Il était, dans son domaine, la personnification du génie et de l’inventivité. Unvirtuose, éminemment arrogant, mais ô combien charismatique. Un vrai personnage. Une rock star, comme George Best avant lui, l’alcoolisme en moins, la longévité et le succès sur le banc en plus. Un incroyable feu follet, grand gourou du dribble chaloupé, roi de l’agilité et empereur des feintes. Un numéro 14 comme il n’y en avait pas, comme il n’y en a plus eu et comme il n’y en aura jamais plus. Le dépositaire d’une certaine idée du jeu aussi, qui inspire encore très largement le très généreux Barça d’aujourd’hui, le garant de l’attaque à outrance, ses troupes suant à grosses gouttes pour défendre cette noble cause. Un de ces joueurs qui, lorsqu’ils trépassent, font se dire que, définitivement, c’était mieux avant.

Johan Cruyff n’a jamais été champion du monde et c’est, sur le plan sportif, la seule chose qu’on puisse reprocher à ce triple Ballon d’Or.

Johan Cruyff n’a jamais été champion du monde et c’est, sur le plan sportif, la seule chose qu’on puisse reprocher à ce triple Ballon d’Or. L’autre grand grief que le footeux peut faire à ce « JC » qui n’aimait rien moins que tendre l’autre joue, au lendemain de ce 24 mars 2016 à marquer d’une pierre noire, c’est d’avoir fumé trop longtemps comme un pompier.

Cette addiction avait déjà failli lui coûter la vie au début des années 1990. Elle l’aura finalement tué, tout de même, un quart de siècle plus tard, alors même qu’il se disait bien parti pour gagner cette bataille contre le cancer du poumon. P… de clopes, p… de tabac.

Total football

Rinus Michels est cet homme-là. Entraîneur de l’Ajax en 1965, il prône le « football total », une philosophie dont les dogmes sont à l’exact opposé du « catenaccio »

Issu d’un milieu modeste, privé de père à 12 ans, Johan Cruyff avait un don. Un don incroyable qu’il a travaillé à Amsterdam, son premier amour, jonglant avec une balle vêtu d’un bermuda et arborant de longues chaussettes de ville à quelques pas du stade De Meer, l’antre de l’époque de l’Ajax, dont il a intégré l’équipe première peu avant ses 17 ans. Le football batave est alors un volcan qui n’est encore jamais entré en éruption. Il lui manque toutefois un général, un concepteur, un type capable de renverser l’ordre établi par le biais d’un dessein d’une simplicité diabolique.

Rinus Michels est cet homme-là. Entraîneur de l’Ajax en 1965, il prône le « football total », une philosophie dont les dogmes sont à l’exact opposé du « catenaccio », cette négation du football qui ne donnait la parole (presque) qu’à la défense. Désormais, tout le monde va attaquer et tout le monde va défendre.

Appliquée par des joueurs talentueux et habitués à jouer ensemble, ce principe qui fait la part belle à la circulation rapide du ballon et se fonde sur une perpétuelle permutation des postes commence à faire des dégâts sur la scène européenne en 1969. Johan Cruyff a 22 ans et dispute sa première finale de Coupe d’Europe des clubs champions. Le Milan AC (4-1) est encore trop fort, mais il ne s’écoulera que deux années supplémentaires avant que la vague rouge et blanc ne déferle sur le Vieux Continent.

En 1971, en effet, à Wembley, l’Ajax de Rinus Michels remporte sa première C1 en dominant le surprenant Panathinaïkos d’Athènes, entraîné par le héros hongrois Ferenc Puskás (2-0). C’est l’apothéose pour Rinus Michels, qui part dans la foulée entraîner Barcelone et transmet le flambeau au meilleur dauphin possible, le Roumain Ștefan Kovács. C’est également le début d’un inoubliable règne amstellodamois.

L’Inter est en effet estourbi en finale de cette même compétition la saison suivante par la seule maestria de Cruyff, auteur des deux buts du match. Un Cruyff qui « plante » à hauteur de 30 buts environ chaque saison et à qui tout est permis. Il est la star de cette équipe, l’une des plus performantes de tous les temps, il est son goleador, son « big boss », son génie et son âme. Il a le droit de fumer pendant la mi-temps et il a droit de regard sur tout et sur tous.

L’Ajax réalise la passe de trois l’année suivante aux dépens d’une Juventus (1-0) apeurée, déjà peu portée sur l’attaque et dont les joueurs savent bien que chasser le naturel a de fortes chances d’amener des contres foudroyants menés au galop. Sur le chemin de ce troisième sacre de rang, les Néerlandais étrillent en quart de finale le Bayern Munich, futur roi et présentement chair à canon, pulvérisé 4-0 à Amsterdam.

Les rouge et blanc sont intouchables, mais également proches de l’implosion. Ses joueurs ont fait le tour de la question et Johan Cruyff, qui a par ailleurs remporté six championnats et quatre coupes des Pays-Bas, a lui aussi des envies d’ailleurs. L’Espagne, nouvel eldorado, autorise désormais les transferts de footballeurs étrangers. Le numéro 14 de l’Ajax s’engouffre dans la brèche et entend bien monnayer ses talents à prix d’or, lui qui a passé son enfance sans le sou et ne l’a jamais oublié. Son départ est inéluctable.

Le FC Barcelone rafle la mise. C’est plus qu’un club, mais c’est aussi, en ce début des années 1970, une institution qui a perdu l’essentiel de sa superbe. Johan Cruyff, qui vient d’obtenir son deuxième Ballon d’Or, va restaurer son standing et sa dignité à grands renforts d’inspirations dont lui seul a le secret. Le public du Nou Camp chavire, il succombe à sa grinta, à ses buts venus d’ailleurs, à sa délicieuse folie.Il lui donne un surnom, « El flaco » (« Le maigre »), et boit du petit lait lorsque, dès sa première saison sous cette autre tunique mythique, les Blaugrana renversent l’ennemi juré, le Real Madrid de Franco, anéanti cinq buts à zéro. Cette démonstration de force est le point d’orgue d’un championnat mené tambour battant et que les Catalans remportent après d’interminables années de vaches maigres.

Ce sera le seul de Johan Cruyff, qui clôture néanmoins son passage en Catalogne par une victoire en Coupe du Roi en 1978. Le bilan est plutôt décevant du strict point de vue du palmarès, mais l’empreinte que laisse le Batave est indélébile et l’estime locale éternelle. D’une vélocité rare, doué d’une vision du jeu et d’un instinct uniques, capable d’accélérations foudroyantes, il marque tous les esprits. Par son talent, par ses buts, mais aussi par une aura sans équivalent. Ses coéquipiers en sélection aussi sont sous le charme de ce diamant brut, personnage inclassable, envoûtante clef de voûte, et leader ô combien conscient d’un statut de star qu’il assume et revendique. Une star qui n’a en outre aucun tabou, pas même celui de l’argent, étant le premier à dévoiler publiquement son salaire.

Maudit des Coupes du Monde

La Pologne de Zbigniew Boniek et Grzegorz Lato, qui s’était préalablement heurtée à un mur en la personne de Sepp Maier, insubmersible gardien aux réflexes de crotale, en sait quelque chose.

La Coupe du Monde 1974 n’a pas été remportée par les Pays-Bas. Un gâchis, presque une injustice au regard de l’infinie beauté de cette équipe programmée pour gagner, et peut-être finalement trop sûre de sa force. Tels la Hongrie de Ferenc Puskás et Sándor Kocsis avant eux, les Oranje avaient pourtant tout pour soulever le Graal. Un sélectionneur d’exception – Rinus Michels, encore lui –, dont la vision du jeu restait la même, tout en efficacité, en emprise, en possession et en séduction, des individualités hors norme, une envie et une audace promptes à déboulonner n’importe quelle équipe.

C’était sans compter sur la RFA des Franz Beckenbauer, Gerd Müller et consorts, lesquels jouaient à domicile et, à défaut de pratiquer un football champagne, misaient sur la résistance, l’abnégation et savaient convoquer la chance. La Pologne de Zbigniew Boniek et Grzegorz Lato, qui s’était préalablement heurtée à un mur en la personne de Sepp Maier, insubmersible gardien aux réflexes de crotale, en sait quelque chose.

Pour arriver en finale, les Pays-Bas avaient de leur côté concassé l’Argentine (4-0) et des Brésiliens si démunis et impuissants à revenir au score qu’ils en avaient fini par sombrer dans la violence. Ils avaient les faveurs des pronostics, ils étaient persuadés de passer sur le corps des onze salopards de la Mannschaft, ils ont ouvert le score sur penalty dès les premiers instants du match, mais les Oranje ont par la suite déjoué. Le marquage ultra-zélé de Berti Vogts a eu raison des arabesques d’un Johan Cruyff exaspéré, résigné et incapable de remettre les siens dans le droit chemin après l’égalisation ouest-allemande, sur un coup de pied de réparation de Paul Breitner, puis une frappe en pivot de Gerd Müller qui devait donner un avantage définitif aux locaux peu avant la fin du premier acte.

Le second n’ayant été qu’une succession de désillusions, la Coupe du Monde 1974 s’est achevée en eau de boudin pour cette formation enchanteresse, « Dream Team » devant l’éternel, avec des noms parfois peu commodes à orthographier et à prononcer, mais qui résonnent encore aux oreilles des puristes. Les Johan Neeskens, Arie Haan, Robert Rensenbrink, René Van de Kerkhof ont vécu le 7 juillet 1974 le moment le plus éprouvant de leur carrière sportive. Johan Cruyff aussi, à plus forte raison parce qu’il n’accompagna pas ses compatriotes quatre ans plus tard en Argentine.

Battus une nouvelle fois en finale de cette édition hautement controversée, avec une Albiceleste bien aidée par le corps arbitral d’un bout à l’autre de la compétition, à la grande joie de l’horrible général Jorge Videla, qui en avait fait une affaire personnelle et trouvé en elle le moyen rêvé de détourner l’attention de ses atrocités, les Oranje auraient-ils pu l’emporter avec leur atout maître ? Le mystère subsiste, tout comme le flou demeure quant aux raisons véritables du forfait de Johan Cruyff.

Désireux d’entretenir sa légende, ce dernier a originellement invoqué son refus de cautionner, par sa présence, les méthodes expéditives d’une junte militaire à des années-lumière de ses principes. Beaucoup plus tard, il a fait état sur une radio catalane d’une tentative d’enlèvement chez lui, à Barcelone, avec revolver pointé sur la tempe et femme ligotée alors que ses trois enfants dormaient dans une pièce à côté. Un épisode dramatique avec un heureux dénouement dont les circonstances restent elles aussi une énigme, mais qui l’aurait persuadé de ne pas faire le déplacement en Amérique du Sud. Des pétitions de supporteurs et l’intervention de la reine Juliana en personne n’y ont rien changé : les compteurs se sont arrêtés à 48 sélections et à 33 buts. Un rendement plus que satisfaisant, mais une sensation d’inachevé qui, paradoxalement, a rendu ce footballeur bionique avant l’heure plus humain.

Du Zlatan avant l’heure

Excellent client, Johan Cruyff a gratifié les journalistes de citations dignes de Zlatan Ibrahimovic, à ceci près que lui a remporté trois coupes d’Europe en tant que joueur et qu’il a été le premier à s’adjuger trois Ballons d’Or.

Physiquement supérieur à la majorité de ses pairs, le longiligne attaquant néerlandais décide une première fois d’arrêter sa carrière en cette même année 1978. La détermination du fisc espagnol l’amène cependant à revoir ses plans et à traverser l’Atlantique. Il effectue un essai au New York Cosmos, le dernier club d’un certain Pelé et où évolue Franz Beckenbauer, avant de signer un contrat avec les Los Angeles Aztecs. Johan Cruyff y joue deux ans et démontre en cette occasion que la vista est toujours là. Il rejoint ensuite les Washington Diplomats, qui ne tardent pas à rencontrer des difficultés financières et ne peuvent plus le rétribuer.

La parenthèse américaine prend fin et le Batave retourne en Espagne, direction le modeste club de Levante, qui végète en deuxième division. La mayonnaise ne prend pas et l’aventure tourne au fiasco. Le costume de Levante est trop petit pour Cruyff, qui retourne aux Pays-Bas deux petits mois après son arrivée.

Nous sommes en mai 1981 et plus personne ou presque ne s’attend à ce que le Hollandais volant refasse des étincelles. En décembre, pourtant, l’Ajax enrôle ce génie vieillissant en pré-retraite. Dès son premier match sous ses anciennes couleurs, il marque. Il est l’un des grands artisans de la victoire amstellodamoise en championnat, avec quatorze réalisations à son actif.

Son contrat prend fin en 1983 et l’Ajax a l’outrecuidance de ne pas le renouveler. L’orgueilleux champion trouve alors refuge chez l’ennemi juré, le Feyenoord Rotterdam. A 37 ans, et bien qu’il n’a plus rien à prouver depuis longtemps, il s’offre un dernier doublé coupe-championnat et un ultime but pour son dernier match officiel. De l’art de s’en aller, cette fois pour de bon, par la grande porte.

Excellent client, Johan Cruyff a gratifié les journalistes de citations dignes de Zlatan Ibrahimovic, à ceci près que lui a remporté trois coupes d’Europe en tant que joueur et qu’il a été le premier à s’adjuger trois Ballons d’Or.

« Avant de faire une erreur, je ne la commets pas », a ainsi un jour déclaré le Néerlandais, qui ne s’est pas trompé en affirmant aussi que, « dans un sens, (il est) probablement immortel » et que, « quand on prononce le nom de Cruyff, tout le monde sait de qui on parle ».

Reste sa philosophie d’entraîneur, directement puisée des préceptes de Rinus Michels et Stefan Kovács, qui a dans un premier temps fait le bonheur de l’Ajax. Entièrement acquis à un football offensif, « JC », despote éclairé et farouchement convaincu que « le résultat sans qualité, c’est ennuyeux », a en effet remporté la défunte Coupe d’Europe des vainqueurs de coupes en 1987. Cette équipe redoutable comptait dans ses rangs Marco Van Basten et Frank Rijkaard, bientôt transférés au Milan AC, mais aussi le jeune Dennis Bergkamp, un autre artiste à que Johan Cruyff a formé.

Son passage au FC Barcelone a été beaucoup plus prolifique. En huit ans, entre 1988 et 1996, il a en effet gagné la bagatelle de quatre titres de champion d’Espagne, deux coupes du Roi, une autre Coupe d’Europe des vainqueurs de coupes et surtout la Coupe d’Europe des clubs champions, en 1992, à Wembley, au terme d’un match haletant contre la Sampdoria de Gênes. La première d’un club jusqu’alors maudit dans l’épreuve reine et que Ronald Koeman a délivré d’une frappe sourde dont il avait le secret, et dont la force n’avait d’égal que toute la frustration emmagasinée depuis des décennies.

« Dans mes équipes, le gardien est le premier attaquant, le buteur le premier défenseur », a un jour expliqué celui qui a eu l’intuition d’enrôler des footballeurs de feu comme Hristo Stoïchkov (Ballon d’Or en 1992), Michael Laudrup et Romario, tous destinés à briller sous le maillot blaugrana et sous les ordres d’un coach infiniment compétent et sûr, incarnation d’« une époque où le football offensif était synonyme de succès » et aux yeux duquel « le plaisir (est) une notion fondamentale ». Un entraîneur qui, tel après lui Pep Guardiola, un autre de ses anciens poulains et son digne héritier sur le banc, soutenait aussi mordicus que « si nous avons le ballon, les autres ne peuvent pas marquer », faisait rentrer un défenseur lorsqu’il était mené au score et distinguait vitesse d’action et vitesse d’analyse.

« Si je commence ma course avant mon adversaire, c’est parce que j’ai compris ce qui se passait avant lui ». « La technique, ce n’est pas être capable de faire 1 000 jongles. Tout le monde peut le faire avec de l’entrainement. Cela peut te servir à travailler dans un cirque. La technique, c’est passer le ballon en une touche, à la bonne vitesse et sur le bon pied de son coéquipier ». Expliqué ainsi, le foot est finalement d’une redoutable simplicité.

L’idole Johan Cruyff savait trouver les mots et manier le verbe comme peu d’autres avant et après lui. Entre haute opinion de lui-même, fierté démesurée, certitudes justifiées et convictions assumées, ce défenseur assidu du beau jeu, quel qu’ait pu être son rôle sur le pré, aura par-dessus tout plu et inspiré comme personne.

Les hommages qui affluent depuis hier sont unanimes et justifiés. Car Johan Cruyff a tout simplement « inventé le football moderne »« inventé le football moderne »., pour reprendre l’expression du journaliste Simon Kuper. Héros d’Amsterdam, roi de Catalogne, mentor inégalé et inégalable, l’héritage qu’il laisse est partout. Révolutionnaire, libéral et libertaire, Johan Ier et dernier aura été hors du commun, d’un bout à l’autre d’une vie jalonnée d’excès et de succès.

Il est de l’intérêt du football que son héritage tout entier lui survive.

Guillaume Duhamel

 

Guillaume Duhamel

Guillaume Duhamel

Journaliste financier originellement spécialisé dans le sport et l'écologie. Féru de politique, de géopolitique, de balle jaune et de ballon rond. Info plutôt qu'intox et intérêt marqué pour l'investigation, bien qu'elle soit en voie de disparition.

Laisser un message