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Depuis trois ans, janvier rime avec parution d’un nouveau thriller signé Gilles Sebhan. Cette année encore, le lieutenant Dapper et le docteur Tristan, ou ce qu’il en reste, mais encore Ilyas sont revenus hanter nos lectures d’hiver. 

Sous l’apparence d’un polar traditionnel Gilles Sebhan nous offre le récit de la lente renaissance du lieutenant Dapper après les situations de grande tension qu’il a traversées. L’enlèvement de son fils Théo dans Cirque Mort, le retour à l’(a)normal compliqué dans La Folie Tristan et enfin le  petit goût de reviens-y d’une figure bien connue dans le genre monstrueuse et vengeresse dans Feu Le Royaume. La série autoproclamée du Royaume des  Insensés nous présente encore les errements de Dapper et de sa femme ayant une liaison avec la maîtresse de leur fils. Le docteur Tristan laisse un héritage inquiétant qui surprendra son successeur, venu pour mettre un point final à cette Cité des enfants perdus. Ilyas, Kader et les autres sont toujours là, toujours aussi paumés. Seuls, plus que jamais. Autre épisode d’enlèvement sordide, dans La Folie Tristan, l’histoire de Marlène Cassandra se poursuit et prend des voix impénétrables. Enfin, car il faut bien que le glauque soit de retour, le roman s’ouvre sur l’évasion de Marcus Bauman, tueur en série monstrueux bien décidé à revenir se venger du Lieutenant, comme on revient du fond d’une tranchée. Les codes du thriller et de la série littéraire sont parfaitement maîtrisés et G. Sebhan renforce ainsi la cohérence d’une oeuvre qui explore les profondeurs sombres de l’homme, tout en ne s’enfermant pas dans une seule et unique forme. 

Marlène, Tristan, Théo ou Ilyas portent des prénoms que l’on ne saurait choisir pour ses propres enfants tant les personnages sont complexes, épais et infiniment sombres. L’horreur de ce troisième volume nous enveloppe telle une carapace puisque les enfants du centre, Théo et même Marlène n’en finissent plus de trouver une fin  aux difficultés qui les touchent. En écrivant ces livres Sebhan fait l’éloge de la différence, l’éloge de l’autre. Pas la différence dont on vous rabat les oreilles, ni celle qu’il faudra fuir tant elle vous fait peur et vous effraie. Mais bien d’une différence bien là, ancrée au coeur de la totalité des personnages, dans leur personnalité profonde. Une différence de l’être qui vous fait croire anormal et qui peut vous tuer à petits feux. Cette différence là, est au coeur du roman dont nous parlons. 

Le lieutenant Dapper – Un royaume sans dieu le père

Dans un entretien paru dans nos colonnes à l’occasion de la parution de Cirque Mort, l’auteur affirmait qu’ « il n’y a plus qu’en rusant que la littérature pourra rester vivante ». C’est bien ce qu’il parvient à faire : la littérature de Gilles Sebhan est vivante car les « récits » qu’il nous offre sont bien plus que des histoires, ce sont des murs d’escalades qui vous hissent hors de votre condition, hors de votre propos, pour favoriser une rencontre nouvelle, entre un esprit, l’esprit des personnages, et celui du lecteur. Le choc ne peut qu’être rude. 

À la fin de ce court roman, le narrateur suit Ilyas: « on ne crée pas sans détruire, on on obtient rien avec trop de douceur ». Cette leçon  du Docteur Tristan résonne comme une sorte de morale :  le pouvoir du feu est comparé au pouvoir de l’esprit. Le titre du roman s’explique peut-être ainsi : feu le royaume c’est le pouvoir créateur de l’esprit contre l’installation d’un monde trop fermé, trop étriqué, le monde du père représenté par le docteur Tristan. Feu le royaume c’est aussi, cette formule désuète, le royaume qui n’est plus. Le monde du docteur Tristan tient enfermé dans les deux premiers volumes du Royaume des Insensés. Il y est le dominant, l’autorité, le monarque d’un royaume en perdition. Dapper apparaît peu à peu comme un prophète à sec.

Sa difficulté à être, à avancer, à confronter à toutes les horreurs, celle de son fils, celle de sa femme adultère, celle de Marlène, celle de Marcus Bauman, se renforce dans ce troisième volet. L’oeuvre est écrite sous le patronage de l’Ecclésiaste, dont Sebhan fait son épigraphe « Celui qui augmente sa science augmente sa douleur ». Dapper est le «  sauveur qui seul pourra comprendre » (p.28) ce qu’a vécu Marlène. Puis avec la mort de Tristan, c’est Dieu le père lui-même qui disparaît, et laisse une place libre que les personnages vont pouvoir prendre ou laisser. Le roman de Gilles Sebhan gagne encore en degré de lecture puisqu’en disséquant la langue, il parvient à mettre en place une nouvelle profondeur, celle qui interroge tout homme, « normal ou anormal » : la paternité, l’enfantement dans le cadre d’un approfondissement en lien avec la question de la normalité. Ilyas termine le récit en se préparant à se soumettre à une forme de « tyrannie des normaux ». Il y a une réelle dimension spirituelle dans ce roman.

C’est bien là que la force créatrice réside dans l’oeuvre de Gilles Sebhan, : de livre en livre il réussit à interroger toutes les strates de l’âme humaine et pour cela il creuse et expérimente dans une langue poétique, vivante qui nous prend au piège. Souhaitons à Gilles Sebhan de ne plus s’arrêter sur cette lancée.

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Christophe Berurier

Christophe Berurier est professeur. Il aime les mots et le vélo.

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