Faire connaissance avec l’artiste japonais Aki Kuroda, c’est plonger dans une atmosphère empreinte d’une grande sérénité.
Lorsqu’on le rencontre pour la première fois dans son atelier proche du quartier Montparnasse, il peut dérouter plus d’un. Au début, en effet, il se présente sous l’aspect d’un vénérable sage mais ensuite au cours de la conversation il nous surprend par sa personnalité aux multiples facettes, jouant habilement de certaines contradictions. Ainsi tout d’abord, derrière son physique frêle et fragile d’un septuagénaire, on découvre avec beaucoup d’ étonnement un être doté d’une âme d’enfant, comme si un autre que lui habitait le même individu.
De la même façon, sa barbe taillée façon cardinale de Richelieu, qui aurait pu être celle d’un dandy, trahit paradoxalement tout le contraire puisqu’on découvre une personne humble se tenant plutôt en retrait .
Enfin et surtout, sa voix ténue, qui est à peine audible, révèle en revanche, grâce à une vibration étonnante, une grande force de conviction. Bref un personnage vraiment atypique, à la fois étrange et fascinant ! Faut-il rappeler par ailleurs que cet artiste est né en 1944 à Kyoto, qu’il y a passé toute son enfance et qu’à ce titre il nous étonnerait encore ? Ainsi on pourrait volontiers l’imaginer emprunter un chemin particulier, qui prendrait la forme d’une promenade poétique de temple en temple, au pied des montagnes, qu’il n’aurait jamais quittées et qui bordent l’ancienne capitale japonaise?
Un parcours riche et multiforme
Mais en fait le Kyoto de ses origines n’explique pas tout, d’autant que l’artiste quitta sa ville natale en 1970 pour s’installer définitivement à Paris. Et c’est en réalité dans la capitale française, qu’il a vraiment pu développer ses nombreux et multiples talents que le monde de l’art n’a pas tardé à découvrir. Car en plus d’un travail pictural, il créera aussi des spectacles et performances.
D’ailleurs, à l’égal d’un Jean Cocteau ce touche-à-tout de génie, Aki Kuroda multiplia lui aussi de très nombreux domaines d’intervention, ceux-ci paraissant même sans limites, puisqu’étant aussi variés et complémentaires que la photographie, sculpture, architecture, scénographie, décors…
Yoyo Maeght qui s’occupe activement de ce peintre depuis sa première exposition à la Galerie Maeght en 1980, a publié un document très explicite sur l’Œuvre de celui-ci en 2019. Ce faisant, la petite fille du fondateur de la Fondation qui porte son nom a réussi à bien synthétiser la carrière d’Aki Kuroda.Elle mentionne notamment en 1980 sa sélection pour la XIe Biennale de Paris et en 1994 pour celle de Sao Paulo.
Ses oeuvres parcourent le monde dans de grandes expositions (Doland Museum de Shangai, Musées d’Art Moderne de Tokyo et d’Osaka…) et de magistrales commandes publiques et privées marquent également son parcours.
Mais cet artiste se frotte également au milieu littéraire et parmi ses contributions, on remarquera ses illustrations du livre sur Hamlet de William Shakespeare en 2016 chez Gallimard. Selon Jean-Paul Gavard-Perret de la Cause littéraire :
« Kuroda ajoute donc ses touches au texte, ce qui tient d’une véritable gageure. L’image n’illustre pas la tragédie shakespearienne : il la « présage » comme il la « dissemble ». Au pouvoir terrifiant d’Hamlet répond la sidération des images. Le format du livre leur donne toute sa puissance. D’autant que l’art de Kuroda n’étale pas, il condense en transposant le texte dans un autre champ de perception non seulement intellectuelle mais sensorielle. »[1]
Sa totale liberté
Concernant son approche de l’art en général, l’artiste revendique une totale liberté et refuse en particulier la catégorisation autoritaire pratiquée par l’histoire de l’art.
Il n’est le disciple d’aucun artiste ni d’aucune école et s’il se sent proche des surréalistes notamment, c’est uniquement en raison de son attrait pour le Minotaure. Car, il a toujours mené seul des expériences pour savoir où il peut aller en continuant à « faire de l’art ». Et s’il a su s’imposer dans le milieu de la création c’est uniquement en restant toujours lui-même. Toutefois malgré sa volonté d’indépendance, il est indéniable aussi que l’oeuvre de Aki Kuroda s’inscrit bien dans le monde post-moderne.
Le débat figuratif /non-figuratif
Toutefois l’artiste semble avoir hésité à suivre totalement ce mouvement post-moderne. Dans le débat entre le figuratif et le non-figuratif, il est resté plutôt relativement discret voire hésitant ?
Or, certains critiques d’art dont notamment l’américain Clément Greenberg pensaient que le XX° siècle allait conduire les artistes à abandonner définitivement l’illusionnisme qui les avait fasciné depuis la Renaissance pour les faire accéder à un idéal de « pureté » avec l’abstraction qui deviendrait la phase ultime permettant le plus grand accomplissement de l’art. Cette théorie appelée celle du formalisme était avant tout inspirée de la logique du philosophe Hegel et n’a pu se développer ensuite que grâce à l’apport d’artistes de renom comme Kandinsky, Mondrian, Malévitch et Pollock pour ne citer que les plus prestigieux.
Aki Kuroda quant à lui, a tenté de trouver une solution d’équilibre entre figuratif et non-figuratif en proposant la Figure et la Non Figure. Cependant comme le souligne fort justement Yoyo Maeght, la figure qui a été proposée par l’artiste reste toujours dans le flou : une silhouette, certes d’apparence féminine mais qui n’est pas totalement humaine et risquant même de prendre les traits d’un robot, froid et dénué de sensibilité ?
Pour en revenir à cette théorie du formalisme, celle-ci avait effectivement tout pour séduire car elle avait vocation à tout expliquer. Mais déjà elle ne pouvait pas être la seule à expliquer la démarche abstraite et ensuite sa prétention d’occuper toute seule le terrain de la création devenait impossible à tenir . D’où son échec patent dans l’après-guerre avec l’arrivée de Warhol et du street-art notamment.
C’est pourquoi, au lieu de proposer une théorie d’ensemble, comme celle d’un monde de pureté qu’avait décrit le critique Greenberg dans l’art à l’image du progrès technique, Aki Kuroda, comme bon nombre artistes de sa génération vont proposer plutôt des « micro-récits ». Ceux proposés par le peintre japonais, se caractérisent par le côté merveilleux et sont tous empreints d’une grande sensibilité. On découvre, en effet, le besoin permanent de l’artiste de retourner à un monde enchanteur, comme s’il s’agissait de retrouver le monde édénique des origines.
Le Cosmoflower, le cosmocity, le cosmogarden ?
Ainsi les « micro-récits » de cet artiste japonais ce sont ses différents « cosmos », où la fleur et le lapin se révèlent être comme des fragments de mémoire, lorsqu’il était lui-même enfant.
Même s’il n’a jamais cessé d’aimer la philosophie et les philosophes, cependant lorsqu’il travaille dans son atelier, il redevient selon ses propres termes « l’enfant, la pureté ». Ainsi tous les détails qui apparaissent sur la toile même les plus incongrus participent toujours à l’univers merveilleux de son enfance et à cette pureté retrouvée. « Dans mes tableaux, il y a de nombreux détails. Ici, une tasse de café. Là, mon lapin qui a pris dans mes tableaux la place du Minotaure. Le lapin est une sorte de guide comme dans « Alice au pays des merveilles » mais dans mon labyrinthe ! » (document Aki Kuroda par Yoyo Maeght).
Parmi les différentes représentations qu’il nous propose, celles-ci font souvent penser à de la BD et en ce sens il y a peut-être aussi un héritage du côté de Warhol ? Car lui aussi, Aki Kuroda, introduit une nouvelle façon de voir le monde au moyen de références visuelles familières. On découvre effectivement chez ces deux créateurs la même référence à la culture égalitaire issue de la culture populaire
On notera également une démarche similaire chez les artistes du street art, à l’exemple d’un certain Keith Haring qui crayonne dans le métro de New York ses silhouettes de personnages, de chiens et autres créatures stylisées. Plus étonnant encore, ce sont leurs représentations respectives qui dégagent toutes une bienveillance commune, un esprit joyeux, presque enfantin.
Le fil d’Ariane et le monde mondialisé
Comme il a été déjà précisé, il est indéniable que les créations de l’artiste sont aussi très révélatrices du monde dans lequel il vit. Ainsi dans notre monde de la fin des années 1980, la guerre froide prend fin et a laissé place à un nouveau phénomène post-moderne , la mondialisation. C’est pourquoi aussi, le récit eurocentrique de la modernité va laisser la place à d’autres récits.
Certes, l’artiste avait déjà appréhendé à sa façon cette globalisation en l’abordant à travers ses différents cosmos déjà étudiés précédemment. Mais le monde global va prendre en plus chez lui la forme de tous ces nouveaux liens qui nous rendent dépendants les uns aux autres, à l’image de la toile et des réseaux tissés par l’internet. D’où cette préférence de l’artiste pour le labyrinthe avec le passe-partout (le fil d’Ariane).
L’artiste est très conscient à la fois des bienfaits de la mondialisation mais également de ses dangers. Il exprime cette dualité en quelques mots « il faut être libre mais dit-il avec tension, car il faut sentir ses tensions ! ». Il faut donc, à l’exemple de Thésée, tuer le Minotaure afin de faire régner la raison sur Athènes et donc également sur notre monde ! Et par conséquent le fil d’Ariane deviendrait en quelque sorte un instrument salvateur nous permettant de sauvegarder notre liberté, celle notamment d’aller et de venir dans ce labyrinthe ?
En même temps ce fil, l’artiste va s’en servir aussi à la manière d’un procédé graphique, un moyen prodigieux, pour lui de créer tout simplement . Le résultat s’avère particulièrement convaincant.
Les enchevêtrements de lignes réalisées le plus souvent au marqueur Posca combinent geste et géométrie. Tracés géométriques linéaires de toute beauté alors qu’ils conduisent à réaliser un portrait particulièrement inquiétant. La palette sobre de l’artiste qui s’inscrit dans des champs monochromes renforce encore plus fortement cette dimension angoissante. De même on a de nouveau l’impression que l’artiste Aki Kuroda s’exerce dans une synthèse de pôles opposés: l’abstraction et la représentation, la géométrie et le geste, le personnel et l’universel.
Tout cela nous ramène à nouveau au premier rôle joué par l’artiste en sa qualité de grand promeneur, parmi les philosophes de Kyoto. A l’image de ses prédécesseurs qui avaient également élaboré des vues d’ensemble dont cet immense érudit, le romancier Natsume Soseki qui avait tenté une synthèse entre Orient et Occident ! Ainsi avec Aki Kuroda se dessine le grand cercle de tous ceux qui comme lui ouvrent des portes mais sans en fermer aucune.
Christian Schmitt
________________________
[1]http://www.lacauselitteraire.fr/william-shakespeare-hamlet-aki-kuroda