Partagez sur "Il y a 25 ans, Philippe Muray découvrait Disneyland"
Les célébrations pour le vingt-cinquième anniversaire de Disney battent leur plein, l’occasion de revenir sur la création du parc vue par … Philippe Muray. Pour celui qui a tout compris de l’homo festivus, Disney allait devenir ce symbole de la célébration perpétuelle de notre présent. « L’Euro-babylone » aux « grandes ambitions ».
Pour illustrer la préface de son Désaccord parfait, Muray reprend le slogan de France Télécom : « Nous allons vous faire aimer l’an 2000 ». Inutile de préciser que notre post-modernité dépasse à présent ses attentes. S’il avait pressenti la vague Ségolène Royal (« C’est un spectacle de science-fiction que de le voir flotter en triomphe, les soirs électoraux, chaque fois que la gauche, par la grâce des bien-votants, se trouve rétablie dans sa légitimité transcendantale ») il n’aurait jamais imaginé, même dans ses utopies les plus folles, la bulle Macron ou tout simplement le lyrisme de Christiane Taubira.
« La perspective de pouvoir me désolidariser encore de quelques-unes des valeurs qui prétendent unir tant bien que mal cette humanité en déroute est l’un des plaisirs qui me tiennent en vie »
Cordicopolis (de cor, cordis, le coeur en latin), n’a cessé de croître. La Cité géante du festif a étendu ses réseaux grâce à la force de sa vacuité et son irrésistible attrait positif. Anti-historique. Nuit debout aura été cette consécration post-moderne de l’attroupement faussement subversif, louangée par la sphère médiatique qui, face à cette réunion bigarrée qui hésite entre la Fête de la musique et la Fête de l’Huma, n’en demandait pas tant.
« La perspective de pouvoir me désolidariser encore de quelques-unes des valeurs qui prétendent unir tant bien que mal cette humanité en déroute est l’un des plaisirs qui me tiennent en vie », précise-t-il d’ailleurs dans cette même préface où il reconnaît faire une « littérature de pressentiment » pour brocarder ces « Fonctionnaires de la récupération, rentiers de l’indignation démagogue ». C’est donc en 1992 que Philippe Muray découvre Eurodisney et qu’il restitue sa visite dans l’article « La Colonie distractionnaire ».
Muray et le meilleur des mondes
« Je voulais visiter le jardin d’Eden en chantier », précise-t-il, avec son humour coutumier. Si Désaccords parfaits est le meilleur livre pour découvrir Muray, ce chapitre demeure une introduction parfaite à son oeuvre. Il résume à lui seul tous les grands thèmes de sa pensée : le tourisme aveuglé et aveuglant, la dictature du sympa. L’infantilisation généralisée permise par ce « cauchemar à thèmes » d’où il voit surgir la peluche de Mickey saluant la foule : « Qu’est-ce que ça lui fait, au type ainsi accoutré, d’être un dessin incarné ? ».
« Plus de deux décennies après, le récit de se visite de la « colonie distractionnaire » demeure non seulement toujours aussi actuel, mais surtout aussi subversif ».
Pour Muray, l’implantation du parc en France ne doit rien au hasard : nous étions « les plus mûrs (…) c’est-à-dire les plus morts », et il ne cesse de s’interroger : « Un Paris vivant aurait-il pu admettre sans le rejeter cette greffe d’organe écoeurante ? ». La muséification de Paris, puis son enlaidissement volontaire (du Centre Pompidou jusqu’aux Colonnes de Buren) n’ont fait que préparer l’implantation de la plus grande nurserie d’Europe : « Partout, on a compris, et depuis longtemps, que la véritable soumission, la soumission librement consentie, passait par le divertissement (…) Plus de planète. Plus d’Histoire. Plus de temps ».
Ce que Muray a deviné en voyant la construction de Disney, c’est bel et bien ce « Grand Marché unifié » par le régressif, le récréatif et le fun. La construction de ces tours en forme de gâteaux à la fraise ainsi que des diverses gares et rocades pour y accéder ont ajouté à la destruction du paysage. Exit la nature. Place au grand marché de l’illusion et du spectacle.
Plus de deux décennies après, le récit de se visite de la « colonie distractionnaire » demeure non seulement toujours aussi actuel, mais surtout aussi subversif. Comme nous l’indiquions, ses pressentiments ont été largement dépassés mais Muray n’est pas un fataliste, parce que l’écriture restera pour lui le dernier rempart contre « l’évanouissement du monde » : « Car la littérature, au moins, n’a plus le choix. Les menaces mortelles qui pèsent sur elle l’obligent à se transformer en immunologie sauvage. Les romans de l’avenir seront des rejets de greffe, des levées de boucliers ».
Hélas pour lui, il n’a pas pressenti non plus l’irruption de Marc Lévy.
Liens
Fabrice Luchini lit Philippe Muray
Une vie une oeuvre, Philippe Muray
Philippe Muray en huit vacheries (L’Express)