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20 janvier 1992, aéroport de Lyon-Satolas (devenu depuis aéroport de Lyon – Saint-Exupéry). L’Airbus A320 IT5148 d’Air Inter décolle à 18h39, direction Strasbourg. A son bord, 90 passagers et 6 membres d’équipage. Un froid sévère s’est installé en Alsace, où les hivers sont souvent plus éprouvants que dans le reste du territoire français. Quelques minutes avant l’atterrissage, à environ 19h20, l’appareil, descendu trop rapidement, percute le mont La Bloss, dans le massif vosgien, à près de 350 km/h.

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Cette catastrophe aérienne dite du Mont Sainte-Odile, l’une des plus graves survenues dans l’Hexagone, fait 87 morts et ébranlera la sphère aéronautique. C’est qu’au-delà du manque objectif d’expérience de l’équipage sur A320 et de ses manquements, cet avion révolutionnaire, disculpé d’emblée par son « cerveau » Bernard Ziegler et par les autorités, et au sein duquel la machine prend nettement le pas sur le pilote, sera sujet à caution. Près de quatre ans plus tôt, sa conception avant-gardiste avait d’ailleurs déjà fait couler beaucoup d’encre à la suite d’un autre accident en Alsace, à Habsheim.

Les médias s’appesantiront également, à raison, sur l’incroyable lenteur des secours, lesquels ont mis quatre heures à retrouver l’épave et auraient pu sauver d’autres vies en étant mieux organisés, et sur celle de la justice, saisie par des familles qui n’auront pas eu les réponses à toutes leurs (légitimes) questions, loin de là, d’autant que les prévenus ont été relaxés.

Parmi les 9 survivants, Nicolas Skourias, 26 ans à l’époque. Père de 2 enfants et installé à Athènes, il revient ici sur cet accident qui, inévitablement, a changé sa perception de la vie.

Guillaume DUHAMEL : Nicolas SKOURIAS, vous êtes un véritable miraculé dans la mesure où vous faites partie des 9 survivants du crash aérien du Mont Sainte-Odile, qui fit 87 victimes le 20 janvier 1992. Pourquoi avez-vous pris ce vol ?

Nicolas Skourias : Je partais de Marseille pour aller rendre visite à ma petite amie de l’époque, qui après avoir terminé ses études à Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône) était rentrée à Strasbourg (Bas-Rhin), où résidaient ses parents. Le créneau horaire incluait à mon insu une escale à l’aéroport de Lyon-Satolas (Rhône) ainsi qu’un changement d’avion. Le prochain vol, qui était par ailleurs direct, arrivait très tard dans la soirée et ma compagne était impatiente de me voir, c’est pourquoi j’ai choisi cette option…

G.D. : Il est apparu a posteriori que l’A320 d’Air Inter descendait bien trop rapidement à l’approche de l’aéroport de Strasbourg-Entzheim. Etait-ce également votre impression ? Sentiez-vous quelque chose d’anormal durant ce vol ?

N.S. : Non, le vol s’est déroulé sans encombre et à aucun moment je n’ai réalisé que nous descendions trop rapidement ou que quelque chose d’anormal était en train de se produire.

G.D. : La lenteur des secours, qui ont tout de même mis quatre heures à retrouver l’épave de l’Airbus A320, a été beaucoup critiquée…

N.S. : 4h30 même ! L’épave a été localisée par des villageois des alentours. J’ai toujours eu une sensibilité particulière sur ce sujet car je trouve que ce qui s’est passé est inadmissible et révélateur du fait que les plan SATER, rouge, jaune ou que sais-je sont en fait du pipeau (sic) Personne n’est prêt, on a un avion qui s’écrase tout près de Strasbourg, capitale de l’Europe, et on est incapable de le retrouver rapidement… C’est inouï !

Outre l’expérience d’un crash effroyable, les survivants ont dû patienter pendant des heures dans des conditions exécrables, dans la neige et le froid. Ne parlons pas de ce qui s’est passé après, où tout d’un coup le Mont Sainte-Odile grouillait de membres du SAMU, de pompiers, de gendarmes et de soldats, à tel point que mon évacuation fut un parcours du combattant pour mon ambulance, laquelle devait se rendre dans la clinique voisine d’Obernai…

« Jamais je n’aurais imaginé qu’un pays de la grandeur de la France mettrait tellement de temps pour au bout du compte ne pas rendre justice »

 

G.D. : Avez-vous toujours le sentiment d’une faille au niveau de leur organisation, indépendamment de la difficulté des conditions météorologiques au moment des faits ?

N.S. : C’est, je le répète, inimaginable de ne pas être en mesure de retrouver un avion à cette époque et dans un pays organisé comme la France . Le périmètre de recherche était initialement le bon, mais il a ensuite été très étendu, tant et si bien qu’il est devenu extrêmement difficile et hasardeux de nous localiser, à cinq malheureuses minutes de vol de Strasbourg ! Cette question pourtant fondamentale n’a jamais été réellement abordée, à part dans un livre de Jean-Pierre Stucki et Francis Guthleben intitulé La nuit du mensonge.

G.D. : Avez-vous gardé contact avec les autres survivants ou avec les familles des victimes ?

N.S. : Au regard de mon éloignement géographique et étant donné que je ne peux me rendre aux réunions annuelles commémoratives organisées par l’association des familles des victimes ECHO, j’ai un contact désormais irrégulier par mail.

G.D. : Que vous inspire la lenteur de la justice dans cette affaire ?

N.S. : Chagrin et énervement. Jamais je n’aurais imaginé qu’un pays de la grandeur de la France mettrait tellement de temps pour au bout du compte ne pas rendre justice…

G.D. : Quelles sont à vos yeux les responsabilités d’Airbus et d’Air Inter dans cet accident ?

N.S. : Je pense qu’Air Inter n’y est pas pour grand-chose, si ce n’est le fait que sa flotte n’était pas équipée de systèmes GPWS (Ground Proximity Warning System, voir par ailleurs). Je pense plutôt qu’Airbus a fait voler un avion qui présentait des défauts de jeunesse (sic). Ses responsables ne l’ont jamais reconnu, vantant sans cesse les mérites de leur appareil et rejetant toute la responsabilité sur les pilotes. Pas très correct de leur part, « unfair » comme disent les anglophones et tout simplement ignoble selon moi.

 

« Le réalisme a repris le dessus »

 

G.D. : De votre point de vue, Airbus jouit-il de protections au plus haut niveau de l’Etat, suivant la thèse émise par l’ancien pilote d’Air France Norbert Jacquet après l’accident d’Habsheim en 1988 ?

N.S. : Le problème en France, comme partout d’ailleurs, c’est que des entreprises puissantes doivent être protégées. N’oublions pas que l’A320 était à l’époque le fleuron d’Airbus et que sa commercialisation a marqué un tournant dans la vie du groupe.

Le succès de cet avion a en effet permis à Airbus de devenir un vrai concurrent de Boeing. Cela étant, j’espérais qu’après tant d’années, que ce soit lors du procès ou maintenant, Airbus, qui ne risque plus rien sur le plan industriel, reconnaisse enfin que l’avion y était pour quelque chose…

G.D. : Le combat de l’association ECHO, qui a finalement décidé d’arrêter son action l’an passé, était-il également le vôtre ?

N.S. : Oui, dans la mesure où l’objet, du moins en ce qui me concerne, était de comprendre les raisons qui ont conduit à ce drame. C’était plus important à mon sens que de punir des fautifs. Malheureusement, bien que nous ayons des pistes, je ne suis toujours pas fixé.

Ce que je sais, c’est que ce fut un malheureux concours de circonstances, comme c’est presque toujours le cas s’agissant d’un accident aérien, avec en l’occurrence un temps pourri, un avion hors de sa trajectoire (glissement des cartes), une descente trop rapide, l’absence d’un suivi approprié de la tour de contrôle et l’absence de GPWS (NDLR: un dispositif d’alerte de proximité du sol qui se déclenchait parfois de façon inopportune, raison pour laquelle la compagnie Air Inter décida de ne pas l’utiliser. Ce système se généralisa à tous les appareils civils après la catastrophe).

G.D. : On imagine que vous avez perçu la vie d’une autre façon après ce crash…

N.S. : Oui ! Au début, on a l’impression d’être en quelque sorte « invincible », d’être quelqu’un à qui rien ne peut plus arriver et qu’il faut profiter au maximum de la vie. Jusqu’à ce qu’on déchante et que le quotidien recouvre ses droits…

G.D. : Êtes-vous aujourd’hui capable de prendre l’avion sereinement, en vous disant par exemple qu’un tel événement n’a du point de vue statistique presque aucune chance de se reproduire dans une vie ?

N.S. : J’ai repris l’avion une dizaine de jours après l’accident pour rentrer en Grèce. Je dois avouer que la période qui a suivi le crash n’a pas été facile : pendant longtemps, j’ai essayé d’éviter l’avion, les vols de nuit, les Airbus et même les A320. Durant des années, j’ai aussi systématiquement voyagé avec mon manteau fétiche, celui que je portais le jour du crash…

Toutefois, avec le temps, ma phobie s’est estompée et le réalisme a repris le dessus. L’avion est en effet le moyen de transport le plus sûr et la probabilité d’avoir un accident est quasi-nulle, d’autant que j’en ai déjà eu un.

Il reste que le signe de croix avant le décollage est un rituel immuable, que je ne défais jamais ma ceinture, que j’évite les va-et-vient, que je suis toujours très attentif et et que chaque bruit me perturbe énormément.

G.D. : Désormais père de deux enfants, avez-vous déjà pu leur parler de votre incroyable histoire ?

N.S. : Ils sont au courant, mais ils sont encore très jeunes. A neuf et six ans, on ne peut pas encore comprendre ou réaliser la nature d’un accident.

J’évite généralement d’en parler, mais s’ils en éprouvent l’envie un jour nous en discuterons sans doute. Brièvement…

 

N.B. : Etudiant en doctorat d’économie à l’époque de l’accident, Nicolas Skourias travaille aujourd’hui dans la finance. Il était installé tout à l’arrière de l’Airbus A320 accidenté, un placement qu’il a choisi – Air Inter n’attribuait pas de siège avant l’embarquement – et qui lui a sauvé la vie. Lorsque l’avion s’est écrasé, il a eu le réflexe de… chercher son sac de voyage, qu’il n’a jamais retrouvé. En raison de la très forte odeur de kérosène, il a ensuite fui l’épave, redoutant une explosion et de mourir brûlé vif, avant de marcher dans la forêt et de retrouver deux survivants, dont le petit Romain Ducloz, huit ans (voir photo).

Puis les rescapés retournèrent vers l’A320, d’abord pour essayer de récupérer les blessés, ensuite pour tenter de se réchauffer près d’un arbre en feu. Des villageois retrouvèrent l’épave avant l’arrivée des secours. Nicolas Skourias descendit du Mont Saint-Odile à la recherche de ces derniers avec l’un d’eux. Sur le chemin, il croisa des gendarmes, mais aussi des journalistes qui, au départ, ne crurent pas à son incroyable récit. Après les avoir convaincus, il remonta la montagne pour guider les secours jusqu’au lieu du drame. Nicolas Skourias fut indemnisé par l’assurance à hauteur de 250 000 francs. Air France, qui absorba définitivement Air Inter en 1997, ne fit pas payer les billets aux survivants pour se rendre aux commémorations. Ils devinrent cependant payants quand l’instruction judiciaire débuta.

Guillaume Duhamel

Guillaume Duhamel

Journaliste financier originellement spécialisé dans le sport et l'écologie. Féru de politique, de géopolitique, de balle jaune et de ballon rond. Info plutôt qu'intox et intérêt marqué pour l'investigation, bien qu'elle soit en voie de disparition.

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