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Kevin Boucaud-Victoire a fondé la revue socialiste et décroissante Le Comptoir. Après La Guerre des gauches (éditions du Cerf), il se penche sur George Orwell, « écrivain des gens ordinaires » aux éditions Première Partie à travers un essai percutant sur un écrivain tout à la fois socialiste et conservateur, révolutionnaire et antitotalitaire. Comme Bernanos, Bloy ou Péguy, Orwell fait partie de ces penseurs redécouverts au XXIe siècle et influencent une nouvelle génération de penseurs.  

Comment en êtes-vous venu à écrire sur George Orwell, et surtout sur sa pensée politique ? Son œuvre littéraire (1984, La Ferme des animaux) semble avoir pris le pas sur ses engagements …

J’ai longtemps cru que George Orwell se limitait à ces deux excellents romans. C’est le philosophe socialiste Jean-Claude Michéa qui m’a mené vers lui. En lisant L’Empire du moindre mal, durant l’été 2012, j’ai compris qu’il y avait chez Orwell un penseur politique important. Sinon, à partir de 1936 et sa « conversion » au socialisme, littérature et engagement sont indissociables chez Orwell. En 1946, il explique : « Tout ce que j’ai écrit de sérieux depuis 1936, […] a été écrit […] contre le totalitarisme et pour le socialisme démocratique tel que je le conçois. »

On le qualifie souvent d’auteur « inclassable » : antitotalitaire mais anticapitaliste, socialiste mais conservateur, révolutionnaire mais antiprogressiste … Peut-on le faire entrer dans une catégorie sans risquer la caricature ?

La seule catégorie dans laquelle il désirait être classée, c’était celle du socialisme démocratique, donc faisons selon son souhait. Mais c’est vrai qu’il le conçoit de manière très originale.  « Trop égalitariste et révolutionnaire pour être social-démocrate ou travailliste, mais trop démocrate et antitotalitaire pour être communiste ; trop lucide sur la réalité des rapports de force entre les hommes et entre les États pour être anarchiste, mais trop confiant dans la droiture et dans le refus de l’injustice parmi les gens ordinaires pour basculer comme tant d’autres dans le pessimisme conservateur », explique un de ses meilleurs spécialistes, Jean-Jacques Rosat.

« La démocratie libérale ne reconnaît que le rapport de force. »

Son « socialisme des gens ordinaires » n’est-il pas une forme de populisme ? Nous pourrions lui objecter que, depuis bientôt trois siècles, presque toutes les avancées sociales sont le fait des « démocraties libérales ».

Je le dis dans mon livre, si on entend par « populisme » un socialisme soucieux du vécu des classes populaires – dans la lignée des Narodnikis russes ou du People’s party américain –, mais pas si on entend une forme de démagogie ou une croyance naïve que les classes populaires ont toujours raisons, ce qu’il nie. A l’origine, la démocratie libérale se méfie des classes populaires : « classes laborieuses, classes dangereuses ». C’est le sens du suffrage censitaire. Les avancées sociales, réelles, sont toutes arrivées par la lutte des travailleurs eux-mêmes, souvent à travers les syndicats. La démocratie libérale ne reconnaît que le rapport de force. Le seul contre-exemple apparent, c’est le Conseil national de la résistance et ses avancées. Sauf qu’elles ne sont possibles que grâce au poids du PCF, qui était encore un parti populaire, malgré toutes les critiques que nous pouvions lui adresser. Depuis trente ans, le rapport de force est déséquilibré, les acquis sociaux reculent.

Comment expliquez-vous qu’Orwell ainsi que d’autres auteurs jusque-là méconnus ou partiellement lus (Charles Péguy, Bernanos, Jacques Ellul), soient redécouverts par toute une génération ?

Sûrement parce qu’ils sont plus en phase avec notre époque. Ce sont des penseurs qui sortent des clivages traditionnels, très libres dans leur pensée et en rupture avec un le libéralisme économique et culturel.

Vous évoquez une « conversion au socialisme » chez Orwell survenue en 1936. En quoi est-ce comparable – dans sa vie et dans son œuvre – à une conversion religieuse ?

Ce n’est pas qu’un changement politique, c’est quelque chose qui touche tout son être. Son ami Richard Rees explique que son attitude comme son écriture ont changé à ce moment-là. « C’était comme si un feu avait couvé en lui toute sa vie, qui brusquement s’embrasait », écrit-il.

Vous ajoutez : « Cette expérience, qui bouleverse profondément sa pensée, son être et sa vie, relève presque du religieux et du mystique ». Pourtant, la question de Dieu semble absente dans sa réflexion. Quel était son rapport à la religion ?

Il disait avoir réglé la question à l’adolescence : pour lui il n’y avait pas de Dieu. Par contre, il avait beaucoup de sympathie pour la religion anglicane. Il a même demandé à être enterré dans la tradition religieuse.

« Le socialisme d’Orwell est au fond une politisation des valeurs chrétiennes, trouvables dans les évangiles et les épîtres. »

Peut-on affirmer qu’Orwell « laïcise » les valeurs évangéliques comme l’amour des gens simples, le souci des pauvres, la fraternité ou la bonté ?

Pour Pierre Leroux, le premier français à s’être réclamé du socialisme, cette doctrine était le nouveau christianisme. Le socialisme d’Orwell est au fond une politisation des valeurs chrétiennes, trouvables dans les évangiles et les épîtres – comme celui de Jacques – qui existent encore dans nos sociétés, même si elles reculent. Rappelons-nous aussi comment vivaient les premiers chrétiens. Luc écrit par exemple : « Tous les croyants sont unis et ils mettent en commun tout ce qu’ils ont. Ils vendent leurs propriétés et leurs objets de valeur, ils partagent l’argent entre tous, et chacun reçoit ce qui lui est nécessaire » (Actes des Apôtres 2, 44-45). C’est à comparer à la définition du communisme que Marx donne dans Critique du programme de Gotha : « chacun selon ses besoins ». Même s’il faut préciser qu’Orwell n’est pas chrétien, cette dimension est présente chez lui.

« Le socialisme antiprogressiste d’Orwell est très proche d’un christianisme social sans le Christ. »

A la suite du pape François et de Laudato si, une vraie prise de conscience s’est opérée concernant les limites du progrès ou l’intérêt porté aux « périphéries », là où sont les « gens ordinaires » … Vous êtes d’ailleurs vous-même chrétien, « orwellien » et très engagé à gauche. Gardons-nous des extrapolations, mais ne peut-on pas constater une influence d’Orwell dans la pensée chrétienne d’aujourd’hui ?

Elle reste faible mais elle existe. Elle est notamment présente chez les plus ardents défenseurs de l’écologie intégrale, comme la revue Limite. Il y a une quinzaine d’années, c’était les fondateurs d’Immédiatement, qui se réclamaient de l’Anglais, comme de Bernanos et Bloy. Il faut dire que le socialisme antiprogressiste d’Orwell est très proche d’un christianisme social sans le Christ, donc sans l’essentiel, je le concède.

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Julien Leclercq

Fondateur du Nouveau Cénacle et auteur de "Catholique débutant" paru aux éditions Tallandier.

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