René Girard (1923 – 2015) était professeur de littérature comparée à l’université Stanford puis Duke, aux Etats-Unis. Il a laissé une oeuvre impressionnante nous permettant tout à la fois de mieux comprendre les mécanismes littéraires comme les relations humaines. Penser la foi chrétienne après René Girard (Ad Solem), retrace le parcours spirituel et philosophique d’un homme qui a cassé tous les codes pour saisir l’essence du christianisme.
Dans son chef d’oeuvre Mensonge romantique et vérité romanesque, Girard met à jour ce que Proust nommait « les lois psychologiques », à savoir les fondements – voire les soubassements – de notre rapport aux autres. A travers les figures de Don Quichotte ou de celles qui parsèment La Recherche du temps perdu, il établit un schéma de rivalité inhérent aux interactions sociales : le désir est toujours provoqué par celui d’autrui. Une véritable révolution dans la critique littéraire, mais aussi dans l’histoire de la philosophie, de la psychologie et de l’anthropologie. Le désir individuel n’est plus seulement compris – comme depuis Freud – comme une pulsion autonome venue des tréfonds de l’inconscient mais dans un jeu de triangle dans lequel intervient un médiateur. Le snobisme des personnages proustiens est en cela l’incarnation parfaite de la rivalité mimétique : imiter l’autre en faisant mine de le dédaigner est la forme sublime et sublimée du mimétisme girardien.
« L’élimination du plus faible – chargé de tous les maux – est l’occasion pour le groupe de retrouver une cohésion perdue ou fantasmée. »
De cette théorie découle une analyse magistrale de la violence humaine développée notamment dans La Violence et le sacré : le désir mimétique entre les hommes créé la rivalité. Les premières religions sacrificielles sont ainsi l’émanation de cette guerre permanente entre les individus, et le sacrifice sanglant devient résolution temporaire du conflit à travers la figure du bouc émissaire. L’élimination du plus faible – chargé de tous les maux – est l’occasion pour le groupe de retrouver une cohésion perdue ou fantasmée.
Le sacrifice se comprend donc de deux manières : le meurtre symbolique d’une victime expiatoire et le don de soi. Raskolnikov, le personnage central de Crime et châtiment, incarne pour René Girard l’être confronté aux souffrances sacrificielles. Dostoïevski le confirme : « Il ignorait que la vie nouvelle ne lui serait pas donnée sans souffrances, qu’il devrait encore la payer très cher, la payer d’une grande épreuve, héroïque et douloureuse ».
La violence mimétique dans la Bible
Dans Penser la foi chrétienne après René Girard, Bernard Perret mesure l’apport décisif de René Girard non seulement dans la compréhension des textes littéraires et philosophiques, mais dans la perception des religions. Bien plus, Girard a saisi l’unicité comme la grandeur du christianisme. L’auteur indique : « L’un de ses apports à l’intelligence du christianisme est de permettre une compréhension anthropologique du mal comme aliénation du désir conduisant à la violence et à la mort ». Ainsi, le dernier commandement du Décalogue (« Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain. Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son boeuf, ni son âne, rien ce qui est à ton prochain) peut être compris comme une intériorisation religieuse de la mimésis. L’injonction divine devient prévention et résolution du mécanisme sacrificiel.
« Les textes, sous couvert de violence divine, parlent en fait des conséquences dramatiques de la violence humaine et des attitudes qui la provoquent. »
Bernard Perret ajoute : « La grandeur de la Bible réside dans le fait qu’elle témoigne d’un long travail de réflexion morale et spirituelle qui pointe progressivement vers la non-implication de Dieu dans la violence humaine ». Caïn et Abel montrent que la rivalité puis la violence sont inhérentes à la vie humaine, et le texte biblique démontre que Dieu déplore cette violence. « Les textes, sous couvert de violence divine, parlent en fait des conséquences dramatiques de la violence humaine et des attitudes qui la provoquent » note-t-il enfin.
La figure du Christ est ainsi centrale dans la pensée de René Girard. Il s’agit du sacrifice ultime d’une victime pour réparation des péchés mais à l’inverse des rites archaïques, il n’est pas ici question de meurtre puis de vénération d’un cadavre. Perret note judicieusement : « La nouvelle communauté fondée sur la Résurrection n’a rien à voir avec un ordre social fondé sur la sacralisation des cadavres. Celui en qui nous avons foi n’est pas un mort divinisé mais un vivant ». Nous saisissons ici le bouleversement anthropologique induit par la foi chrétienne : le fils de Dieu est sacrifié et la foi chrétienne repose sur l’adoration de la Vie qui a dépassé le rite sanglant. En 2006, il déclarait ainsi à la cathédrale de Paris : « Innocente, déculpabilisée, la souffrance chrétienne est partageable : c’est la première révolution que le christianisme introduisit dans la souffrance. Partageable d’abord entre les humaines et le Christ, lequel, en l’assumant, lui confère une dignité inouïe, à l’interface de l’humain et du divin ; partageable ensuite, et par conséquent, entre les humains eux-mêmes ». René Girard est un homme à l’origine d’une révolution intellectuelle dont nous mesurons encore à peine l’onde de choc.