Partagez sur "Martin Heidegger : Le trouble passé d’un penseur"
Guillaume Payen publie chez Perrin une magistrale biographie du philosophe Martin Heidegger (1889-1976) à travers trois étapes de la vie du penseur : le catholicisme, la révolution et le nazisme.
En s’intéressant à la vie de Martin Heidegger, Guillaume Payen savait qu’il pénétrait en terre hostile, brumeuse voire inamicale. Loué jusqu’au fanatisme ou décrié en raison de ses fourvoiements, Heidegger dérange toujours et la tache de son passé ne cesse de grossir au fur et à mesure des enquêtes et diverses publications de ses Carnets noirs.
« Se gardant de sombrer dans l’anachronisme – l’écueil majeur de l’historien – ni dans le jugement moral, Payen tire le fil de la pelote Heidegger pour parvenir à démêler une énigme aussi ardue que le XXe siècle lui-même : comment un esprit aussi brillant a-t-il pu soutenir aveuglément la folie hitlérienne ? »
C’est pourquoi, dès l’introduction, l’historien met en garde : « Toujours, tel un Spinoza, l’historien doit comprendre les actions des hommes, et non en rire, les déplorer ou les blâmer. Récusant le tribunal où on voudrait le faire témoigner contre ceux qui ont le malheur de déplaire à ses contemporains, il ne compte rien d’humain qui lui soit étranger, jusqu’à l’orgueil, l’aveuglement, le mensonge, la violence, toutes dispositions malines dont il sait qu’il n’est pas exempt par nature ».
« Ah, insensé qui crois que je ne suis pas toi ! », aurait-il pu ajouter pour paraphraser le Victor Hugo des Contemplations, tant ce propos liminaire résume l’esprit de ce livre : ni pamphlet ni éloge. Une exigence d’honnêteté. Se gardant de sombrer dans l’anachronisme – l’écueil majeur de l’historien – ni dans le jugement moral, Payen tire le fil de la pelote Heidegger pour parvenir à démêler une énigme aussi ardue que le XXe siècle lui-même : comment un esprit aussi brillant a-t-il pu soutenir aveuglément la folie hitlérienne ?
Comprendre l’œuvre : Céline n’est pas Heidegger
Il y a quelques années, alors qu’un hommage devait être rendu à Céline, les célébrations durent être annulées à cause du passé pour le moins sulfureux de l’auteur du Voyage au bout de la nuit. Figure de l’écrivain génial et emblème du salaud durant l’occupation allemande, Céline est en cas d’étude littéraire typique : il est possible de faire fi de sa biographie pour apprécier l’unicité de son style, sa musicalité et son incroyable verve. Il n’est, après tout, qu’un écrivain. Et hormis ses textes antisémites (Les Beaux draps, Bagatelles pour un massacre), son œuvre romanesque ne comporte aucune allusion contre les Juifs.
« Ses réflexions sur l’être, l’étant, la métaphysique ne peuvent plus être comprises simplement du point de vue philosophique ; elles doivent être replacées dans le contexte non seulement de l’époque mais lues à travers l’ethos de Heidegger ».
A l’inverse, cette biographie de Martin Heidegger nous montre que le penseur allemand était non pas un sympathisant, ni un intellectuel fourvoyé durant quelques mois mais bien un professeur et recteur d’université qui de 1933 à 1945 a été nazi sans aucune ambigüité. Et Guillaume Payen insiste intelligemment sur la nécessité de relire son œuvre à l’aune de ces révélations, puisqu’il s’agit de celle d’un théoricien, d’un philosophe. Il n’est plus ici simplement question du style, mais de la pensée qui sous-tend un écrit. Du fond et plus de la forme.
Ses réflexions sur l’être, l’étant, la métaphysique ne peuvent plus être comprises simplement du point de vue philosophique ; elles doivent être replacées dans le contexte non seulement de l’époque mais lues à travers l’ethos de Heidegger. Ce dernier, qui dénonçait « l’enjuivement » de son pays dès les années 30, peut-il être séparé du reste de ses textes ?
Un passé sous une chape de plomb universitaire
De Gandillac à Lévinas en passant évidemment par Jean-Paul Sartre, Heidegger a incontestablement marqué l’histoire de la philosophie. Ses développements sur le Dasein ont notamment permis à l’existentialisme de voir le jour et Être et temps demeure le monument philosophique de la première moitié du XXe siècle.
« La biographie signée Guillaume Payen est en cela un livre lucide, exigeant et extrêmement documenté ».
La vulgate universitaire, répétée à l’envi par les professeurs de philosophie, selon laquelle Heidegger n’a eu qu’une épisodique sympathie pour le régime nazi avant de se raviser, a vécu. De vache sacrée, le penseur souabe doit à présent faire l’objet d’une relecture critique. Il n’est pas ici question d’imposer un jugement moral, simplement d’exiger un minimum d’honnêteté du corps enseignant qui depuis des décennies s’évertue à préserver la statue heideggérienne en dépit des innombrables révélations contenues dans ses Carnets noirs.
La biographie signée Guillaume Payen est en cela un livre lucide, exigeant et extrêmement documenté. Si dans Être et temps, le maître de Fribourg déclare que « La plus haute clarté a toujours été pour [lui] la plus parfaite beauté », il faut donc absolument faire la lumière sur cette vie consacrée à la philosophie pour sortir de cette obscure caverne dans laquelle l’Histoire nous enferme depuis tant de décennies.