« Quand on leur demande un service, ils pensent au profit à en tirer avant de voir s’ils peuvent le rendre. » Les premiers contacts de Machiavel avec la France sont foncièrement négatifs, et les suivants n’amélioreront guère son opinion. À un ministre du roi qui l’aurait raillé en disant que les Italiens ne comprendraient rien à la guerre, Machiavel aurait rétorqué que « les Français n’entendent rien à l’État. » Ces Français qui « ont la loyauté des vainqueurs », sont l’objet principal des comptes-rendus de Machiavel en tant que diplomate, regroupés par les éditions Perrin dans l’ouvrage L’Art de la diplomatie – La France et l’Allemagne avec d’autres textes concernant, entre autres, l’Allemagne, ainsi que quelques notes au sujet du fonctionnement technique d’une délégation diplomatique telle que Machiavel l’avait vécue. Ils offrent un panorama saisissant du point de vue historique, mais surtout sur Machiavel lui-même, et la manière dont il dressa le portrait de la France, portrait psychologique comme structurel, se rattache directement à ses textes politiques les plus connus.
Lorsque la Signoria, le gouvernement florentin, envoya Machiavel remplir une mission diplomatique pour la première fois, en 1500, ce dernier n’est encore qu’un novice. Considéré plus comme un secrétaire qu’un homme politique, chargé en principe de la correspondance de la République florentine avec les autres cités italiennes, il fut envoyé en France avec pour mission d’apaiser non seulement les relations entre les deux gouvernements – refroidis depuis l’infructueuse tentative de Florence de reprendre possession de Pise en allouant des gardes suisses payés d’avance par la France, laquelle ne fut jamais remboursée… – mais aussi de jauger son alliée traditionnelle sur ses projets italiens. Le premier contact de Machiavel avec la France et la royauté tiendrait presque du comique pour peu qu’on occulte la gravité de la situation diplomatique de l’époque. À peine arrivé à Lyon que Machiavel dut courir le pays pour rattraper la Cour à Nevers, puis à Montargis pour discuter plus avant non seulement du problème de la dette contractée par Florence, mais aussi de la fameuse « question pisane. »
Machiavel et les « choses de la France »
Ces premières tribulations permirent à Machiavel de prendre connaissances des « choses de la France » qu’il développera notamment lors de sa seconde délégation dans le texte que nous connaissons sous le titre de La Nature des Français, bien que l’intitulé originel soit De natura gallorum. Si le sens de la formule de Machiavel fait mouche, l’on remarquera cependant que l’originalité de sa démarche est de se concentrer sur les faits pour dresser un état des forces et des faiblesses de la France, mais aussi de faire un portrait « interne » des Français, qui consiste en fait à en brosser la psychologie. De là les fameuses saillies machiavéliennes les qualifiant de « plus pingres que prudents », « d’une grande humilité dans le malheur, et insolents quand tout va bien », sans compter l’anti-italianisme auquel Machiavel fut confronté. Si son Traité des affaires de la France est plus concentré sur le fonctionnement étatique et financier du pays, Machiavel n’en oublia pas de relever que les Français sont d’une nature extrêmement docile envers leur monarque.
« La différence entre Machiavel et eux tient plus à un sens politique autrement plus fin chez le premier que chez les seconds. »
Satire ou véritable méthode diplomatique de l’époque ? Si l’on en juge par le portrait peu avenant que rapportèrent Francesco Capello et Zaccaria Contarini à leur retour, en septembre 1491 (« petit et mal fait de sa personne, laid de visage, etc. »), l’on aurait plutôt tendance à dire que la différence entre Machiavel et eux tient plus à un sens politique autrement plus fin chez le premier que chez les seconds. Il ne procéda pas autrement avec l’Allemagne, dont il identifia la faiblesse non de par son morcellement en tant que tel, mais de la puissance financière des villes franches qui, attachées avant tout à demeurer libres, constituaient le véritable obstacle au rêve gibelin d’une Allemagne unifiée, et ce, sans compter les rivalités entre les princes et l’empereur, et c’est parce que Venise fut la première des cités italiennes à avoir saisi la nature allemande qu’elle fut la plus à même de s’y opposer. Par ailleurs, aux yeux de Machiavel, l’empereur était « un dépensier tel qu’on n’en voit pas aujourd’hui et qu’on n’en a jamais vu », et sa faiblesse, son manque de virtù, pour reprendre une notion machiavélienne, combinée au désordre structurel de l’Allemagne, était l’une des premières causes qui signa la fin des ambitions italiennes de l’empereur Maximilien.
Du pragmatisme machiavélien
Néanmoins, ce qui est intéressant dans les différents textes diplomatiques de Machiavel, c’est son intelligence à séparer la politique des bonnes intentions. On dit souvent de lui qu’il fut le premier à théoriser l’État moderne en tant que structure « amorale ». Cette vision est réductrice ; Machiavel ne détache pas la morale de l’action politique, il l’articule au contraire avec les intérêts de la République, et donc avec pragmatisme. Son expérience diplomatique lui apprit rapidement que les bons sentiments ne valent guère lorsque la Signoria tentât d’ignorer ses avertissements pour invoquer sa fidélité comme gage à la Couronne, et encore moins lorsque les intérêts florentins divergeaient, voire s’opposaient, aux intérêts français. L’intelligence machiavélienne ne fut pas tant de séparer morale et politique qu’idéalisme et politique. Machiavel était pragmatique avant tout. L’on retrouve d’ailleurs dans ses Discours une remarque qui pourrait faire écho à ses délégations ; « manquant toujours de sagesse et de forces, un État soit assujetti par un État voisin, mieux ordonné que lui ».
« Tous les éléments qui constitueront le socle de la pensée machiavélienne telle que nous pouvons l’appréhender aujourd’hui préfigurent dans ses notes diplomatiques. »
Les relations entre la Signoria et la Couronne en furent une démonstration des plus saisissantes pour Machiavel, qui dut batailler auprès d’un gouvernement étranger, sinon hostile, au moins farouche vis-à-vis de Florence, et d’un gouvernement autiste pétrifié dans une vision archaïque des relations diplomatiques. Cela fut peut-être l’une des expériences qui lui feront dire que « Les hommes, s’ils veulent juger correctement, doivent tenir en estime ceux qui sont généreux, et non ceux qui peuvent l’être ; de même doivent-ils tenir en estime ceux qui savent gouverner un royaume, et non ceux qui, sans savoir le faire, en ont le pouvoir. » C’est d’ailleurs pour cela que ses notes diplomatiques se révèlent froides et sans concession, prenant à cœur le devoir de rendre compte le plus précisément, et donc le plus objectivement possible de ses observations. Tous les éléments qui constitueront le socle de la pensée machiavélienne telle que nous pouvons l’appréhender aujourd’hui préfigurent dans ses notes diplomatiques. L’attitude du dirigeant, les forces et faiblesses d’un régime vis-à-vis de celles d’un peuple, mais aussi les notions de virtù et de fortune, avant qu’elles furent formulées conceptuellement.
Lire Machiavel diplomate, c’est se rendre compte de l’incroyable cohérence de l’idéologie machiavélienne et, plus avant, que la diplomatie est le champ politique le moins apte à concilier une bonne âme avec la raison d’État.