Partagez sur "La Main coupée : La tranchée de vie de Blaise Cendrars"
« Au front, j’étais soldat. J’ai tiré des coups de fusils. Je n’ai pas écrit. »
Contrairement à son camarade Guillaume Apollinaire, et à d’autres poètes embringués comme lui dans la fureur de la Première Guerre Mondiale, Blaise Cendrars a mis de coté son travail d’écrivain pendant le conflit. Tout juste a-t-il écrit quelques lettres à sa famille et à ses amis, l’ordinaire du soldat au front, mais à la lecture de La Main coupée, on comprend sa volonté d’engagement total, la résolution inébranlable d’avoir l’esprit entièrement consacré à la besogne guerrière. À l’intérieur des tranchées, il dissipera son passé de voyageur, et, engagé sous un faux nom, il s’évertuera à faire table rase des livres imprimés dans sa mémoire. La vie littéraire de Blaise Cendrars fut refoulée à son entrée dans la légion étrangère.
Ce n’est que près de 30 ans plus tard qu’il écrira La Main coupée. Au sortir de l’autre grande guerre du siècle. Alors agé de 60 ans, il revient sur son expérience, peut-être aidé par une forme de recul, si tant est qu’on puisse un jour se distancier soi-même d’une telle « chose» lorsque, jeune soldat, vous voilà catapulté en première ligne…
La guerre et des hommes
Pages après pages, Blaise Cendrars dissèque la guerre en portraits. Des portraits d’hommes, principalement. Plusieurs chapitres portent le nom ou le surnom d’un camarade tombé. Soit dans les tranchées auprès de lui, soit des années plus tard. Loin de la boue.
Cette note presque hagiographique, car Cendrars écrit un bout de la vie de ces gars au-delà du souvenir propre à la guerre, rajoute la mélancolie aux sentiments croisés dans La Main Coupée. Que de vies gâchées, torturées et annihilées. Qu’auraient données celles-ci si elles n’avaient pas été arrachées à leur funeste destin ? En attendant certains ne s’en remettront jamais, d’autre feront ce qu’ils peuvent. Et bien souvent, ils peuvent peu.
La tendresse déborde des pages du livre, Blaise Cendrars embrasse toute la panoplie des soldats, des plus iconoclastes aux plus bourrus. Hormis les têtes perclues d’idéologie et les gradés coutumiers d’un zèle punitif à tout-va qui ne bénéficient pas du même traitement. Malgré son immense mansuétude, Blaise Cendrars ne compatit qu’avec les braves.
« Dans La Main coupée, on comprend davantage que la révolte surréaliste chère à André Breton, lui aussi rescapé des tranchées, surgisse des tréfonds de 14-18 ».
La galerie d’homme est épatante. Cendrars égraine des anecdotes toutes plus improbables les unes que les autres. Comme le fameux Bikoff, ce Russe taciturne, champion d’apiculture, qui se camouflait dans un tronc d’arbre pour tirer du «Boche» à bout portant. Il devînt aveugle suite à un choc sur la tête, et quelques années plus tard, devenu fou, il tua sa femme pendant son sommeil avant d’aller se jeter sous le premier tramway au petit matin…
Ou encore l’histoire du hérisson de Compiègne, petite bête ayant un sérieux penchant pour le pinard, réquisitionné comme éclaireur secret chez les troupes.
Dans La Main coupée, on comprend davantage que la révolte surréaliste chère à André Breton, lui aussi rescapé des tranchées, surgisse des tréfonds de 14-18. Ces histoires irréelles de Poilus de la Première guerre initie les prémices du mouvement. Certes le traumatisme fit comme une fissure béante où le surréalisme par opposition y trouva son creuset, mais on ne peut s’empêcher de penser qu’au milieu des massacres et des bruits, celui-ci prit déjà racine.
Éminemment romanesque donc, mais derrière cette avant-garde absurde, la gravité envahit souvent les mots de Cendrars. Il parle notamment de désertion de dieu dans ces contrées, ou pire : de sa dissimulation. « Dieu se cache des champs. Il a honte.»
La littérature de guerre
Lorsqu’on parle littérature de la Grande guerre, on pense directement au deux œuvres majeures écrites, du moins francophones, sur le conflit: le Voyage au bout de la Nuit de Louis-Ferdinand Céline dans sa première partie, et Le Feu d’Henri Barbusse. Le style de Blaise Cendrars est sans doute plus accessible, moins truffé d’un jargon imbitable et pointus que celui des deux autres auteurs.
« Blaise Cendrars appose des noms à des figures terribles de notre imaginaire ».
Si Céline et Barbusse s’attachaient à décrire un chaos innommable, comme un charcutier triturant une dépouille encore fumante pour en extraire ses obscures ramifications, Cendrars lui, s’arrête au niveau des hommes. Sa prose est terre-à-terre, parfois noyée dans l’alcool ou les éclaboussures, mais définitivement plus nette au regard du lecteur d’aujourd’hui.
La Main coupée demeure un témoignage bouleversant. Blaise Cendrars met des noms sur des figures terribles de notre imaginaire. Oui, ces gars avaient des familles, des histoires, des vies.
Ouvrir ce livre permet de les faire ressurgir d’outre-tombe, et l’espace d’une lecture, retrouver quelques sourires bien sincères emprisonnés à jamais entre les tenailles des tranchées.