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Parmi les grandes « disputes » interreligieuses de l’Histoire, la fameuse controverse de Karakorum, qui se tint au XIIIe siècle à la cour du Grand Khan, continue d’exercer son charme sur nos contemporains. Retour sur un épisode historique peu connu du grand public quoique bien connu des orientalistes.

La confrontation des religions nous angoisse. Chacune revendiquant pour elle la vérité, cela ne peut que mal finir. C’est en tout cas une idée assez communément partagée de nos jours. Dans ces conditions, on préfère éviter autant que possible cette confrontation ou, à la rigueur, faire semblant de s’y livrer en se contentant d’échanger quelques amabilités qui n’engagent guère. Cela n’a pas toujours été le cas. L’Histoire et la littérature pullulent d’épisodes édifiants où des sages des différentes traditions se trouvent rassemblés, généralement à l’initiative d’un souverain éclairé ou curieux, pour discuter de ce qu’ils croient et de ce qui les divise. L’idée étant que de la discussion doit émerger quelque solution.

Tous ont écouté sans émettre la moindre contradiction, mais aucun n’a dit « Je crois, je veux devenir chrétien ! »

Pourtant, sauf dans les ouvrages d’apologétique les plus militants (ou les plus lourdauds), il est rare qu’à la fin tout le monde se rallie à l’une des options en présence. La discussion est certes intéressante, parfois de haut vol, mais on en reste là. L’intelligence de la foi n’est pas tout. Comme le constate à regret le franciscain Guillaume de Rubrouck à la fin de la controverse à laquelle il vient de participer à la cour du grand Khan Mangou au mois de mai 1254 : « Tous ont écouté sans émettre la moindre contradiction, mais aucun n’a dit ‘Je crois, je veux devenir chrétien ! ‘ ».

La controverse de Karakorum

Le récit du frère Guillaume de la « controverse de Karakorum » (du nom de la capitale de l’empire mongol) est bien connu des orientalistes. Il s’insère dans un long compte-rendu d’un voyage entrepris sur deux ans, à la demande du roi de France. A la suite d’ambassades plus ou moins ratées, Louis IX (Saint Louis) avait en effet missionné ce franciscain faisant partie de son entourage pour prendre contact avec ceux qu’on appelait alors les Tartares, dont la puissance militaire, inégalée dans l’Histoire, avait fait trembler l’Europe quelques années plus tôt et dont on ne savait finalement pas grand-chose, si ce n’est qu’ils dominaient sans partage la plus grande partie de l’Asie et même quelques contrées d’Europe orientale. Il ne s’agissait ni d’une ambassade à proprement parler, et encore moins d’une mission d’évangélisation, mais plutôt d’une sorte de voyage d’observation à caractère officiel qui faisait suite à d’autres tentatives moyennement réussies.

Le récit de frère Guillaume est « un des chefs d’œuvre de la littérature universelle ».

Muni de lettres du roi, le frère Guillaume, parti de Constantinople, a donc traversé toute l’Asie centrale – de la Crimée à la Mongolie, plus de 16 000 km aller-retour -à une époque où bien peu d’Européens se risquaient à ce genre d’aventures. On notera que son voyage a eu lieu une vingtaine d’années avant celui de Marco Polo. Eût égard à la richesse et à la précision de l’information, tant du point de vue ethnographique que religieux ou linguistique, nombre de spécialistes considèrent d’ailleurs le récit de Guillaume de Rubrouck comme bien supérieur au Livre des Merveilles du marchand vénitien, dont la renommée est pourtant sans commune mesure avec celle du franciscain flamand. Dans la préface qu’il a donnée à la traduction française de ce texte par Claude et René Kappler, l’historien Jean-Paul Roux, spécialiste des mondes turc et mongol, est catégorique : pour lui, le récit de frère Guillaume est « un des chefs d’œuvre de la littérature universelle ».

Nous n’évoquerons ici que le récit de la controverse elle-même, qui se résume à un chapitre d’un ouvrage qui en compte trente-huit. Arrivé à Karakorum, la capitale de l’empire mongol, au bout de plusieurs mois de voyage dans des conditions très difficiles et après de nombreuses péripéties, le frère Guillaume se voit sommé par le grand Khan Mangou (1209-1259), un des petits-fils de Gengis Khan, de participer à une confrontation entre les représentants locaux des différentes religions, en l’occurrence le christianisme, l’islam, et le bouddhisme.

La rencontre des autres religions

Il est assez compliqué de savoir ce que recoupent exactement ces dénominations dans le récit de Guillaume, en particulier le bouddhisme qui, dans ces contrées, semble empreint d’un certain nombre de traits d’autres religions asiatiques, comme le taoïsme et le chamanisme. Ce qui n’empêche pas le frère Guillaume de s’intéresser de près aux pratiques et croyances des bouddhistes, notamment lors d’une étape où il pénètre dans deux temples « pour voir leur sottise » (« ut viderem stultitiam eorum ») et où il réussit à lier conversation avec des moines à propos de la nature de Dieu. Il est néanmoins contraint par son interprète, dépassé, d’arrêter la conversation. Il s’agit là d’un problème récurrent dans le récit de Guillaume : le niveau limité et parfois la mauvaise volonté de son interprète. La chose sera réglée à Karakorum, où on lui dénichera pour assurer ce service le fils adoptif d’un orfèvre français, maître Guillaume Boucher, enlevé par les Tartares quelques années auparavant à Belgrade, et désormais au service de la famille de Mangu. L’aventure, vous disait-on…

Guillaume s’attarde peu sur les musulmans – les « sarrasins » (sarraceni) dans le texte – dans la mesure sans doute où leurs croyances sont déjà bien connues en Occident. On apprend cependant qu’ils sont bien intégrés à la vie de Karakorum, où ils occupent tout un quartier commerçant, et que certains d’entre eux ont des postes importants à la cour.

« C’est sous sa forme nestorienne que le christianisme s’est diffusé au cours des siècles dans ces régions, de la Perse à la Chine ».

Qu’en est-il des chrétiens ? Ceux-ci sont pour la plupart nestoriens, c’est-à-dire d’une Eglise théoriquement séparée des autres depuis le concile d’Ephèse (431), où leur christologie avait été condamnée. C’est sous sa forme nestorienne que le christianisme s’est diffusé au cours des siècles dans ces régions, de la Perse à la Chine. L’Eglise nestorienne a des évêques, et notamment un patriarche, mais les nestoriens de la région où arrive Guillaume semblent évoluer loin des instances épiscopales. Guillaume évoque ainsi un évêque qui vient « peut-être à peine une fois tous les cinquante ans » pour ordonner prêtres « à peu près tous les enfants mâles ». Ces chrétiens nestoriens peuvent eux aussi occuper des postes de haut rang dans l’entourage du Khan. Des parents du souverain mongol se veulent également chrétiens. Mais Guillaume n’a de cesse de s’étonner de leurs pratiques assez hétérodoxes.

Quant aux ministres du culte chrétien qu’il rencontre, notre franciscain ne cache pas son exaspération et son mépris à leur égard : « Les nestoriens d’ici ne savent rien. Ils disent en effet leur office et ont des livres sacrés en syrien (i-e en syriaque, ndlr), une langue qu’ils ne connaissent pas, ce qui fait qu’ils chantent comme chez nous les moines qui ignorent la grammaire (i-e le latin, ndlr), de là vient qu’ils sont parfaitement corrompus. Ils sont d’abord usuriers et ivrognes et même quelques-uns d’entre eux qui vivent avec les Tartares ont plusieurs femmes, comme les Tartares. » Guillaume est en particulier choqué par leur simonie, c’est-à-dire le fait de faire payer leurs services, et notamment l’administration des sacrements. L’exemple donné aux Tartares est en tout cas, selon lui, déplorable.

Notre franciscain rencontre surtout un moine « arménien » qui, au quotidien, l’aide dans ses démarches. « Je l’honorais comme s’il eût été mon évêque, écrit Guillaume, parce qu’il savait la langue du pays. Cependant, il faisait beaucoup de choses qui ne me plaisaient pas. » Et de fait, les relations ne sont pas simples entre le franciscain rigoureux et respectueux de ses vœux, notamment de pauvreté, et ce personnage plus ou moins mythomane qui évolue chez les Tartares et dans l’entourage du Khan comme un poisson dans l’eau.

Lorsque Mangu convoque la rencontre des représentants des trois grandes religions, Guillaume se joint cependant aux nestoriens. Il faut dire qu’il n’a pas vraiment le choix. Mais il prend les choses en main, en animateur sans doute habitué aux disputationes des écoles médiévales. Avant la controverse proprement dite, aux nestoriens qui souhaitent d’abord « disputer avec les sarrasins », il explique qu’il vaut mieux se lancer contre les « tuins » (les bouddhistes, appelés aussi « idolâtres » dans le texte de Rubrouck), puisque les chrétiens et les sarrasins partagent la croyance en l’unicité de Dieu et sont donc, de ce point de vue, objectivement alliés. Puis il opère en véritable coach, proposant à ses « coreligionnaires » d’affûter leurs arguments en simulant la controverse, lui-même prenant le rôle du disputant bouddhiste ! : « Je suis de leur secte – supposons-le -, ils disent que Dieu n’existe pas : prouvez que Dieu existe. »

Ce que nous rapporte Guillaume de la controverse porte essentiellement sur la nature de Dieu et l’origine du mal.

Le jour J, sans doute convaincus par ses qualités oratoires (malgré l’intermédiaire de la traduction), à moins qu’ils ne s’inquiètent des conséquences d’un dérapage, Mangou ayant annoncé que les paroles agressives ou injurieuses (« verba contentiosa vel injuriosa ») et le « tumulte » seraient punis de mort, les nestoriens laissent prudemment Guillaume se lancer le premier face au représentant des tuins, lequel vient « du Catay » (de Chine). On notera qu’à ce moment-là, les tuins sont eux aussi un peu nerveux « parce que jamais auparavant aucun Khan n’avait tenté de scruter leurs secrets ».

Ce que nous rapporte Guillaume de la controverse porte essentiellement sur la nature de Dieu et l’origine du mal. Certaines des arguments du franciscain surprennent l’assistance. Ainsi, lorsqu’il affirme au disputant bouddhiste que l’origine du mal ne vient pas de Dieu et que tout ce qui est, est bon : « Ce propos étonna tous les tuins, et ils en prirent note, comme quelque chose de faux et d’impossible ». Quoi qu’il en soit, frère Guillaume prend peu à peu l’avantage sur son adversaire et termine par un coup de maître en l’interrogeant sur ce qu’il pense de l’idée de toute-puissance de Dieu. Le disputant bouddhiste reste d’abord muet mais, poussé à répondre par les trois secrétaires du Khan (un chrétien, un sarrasin, un tuin) qui assistent à la controverse, il finit par lâcher qu’il n’existe aucun dieu tout-puissant. « Alors, écrit Guillaume, tous les sarrasins éclatèrent d’un grand rire » (« Tunc eruperunt in magnum risum omnes sarraceni »). Où l’on mesure l’intelligence stratégique du franciscain.

Les alliés nestoriens de Guillaume prennent alors le relais et veulent discuter avec les sarrasins. Mais ces derniers esquivent : « tout ce qui est dans l’Evangile est vrai, aussi nous ne voulons disputer de rien avec vous ». Après un ultime échange entre les nestoriens et un représentant de la « secte des Ouigours » (bouddhistes à tendances manichéennes), la controverse prend fin. Les nestoriens et les sarrasins se mettent à chanter, les tuins se taisent. Et le chapitre se conclut sur cette phrase théologiquement rassembleuse : « Tous burent copieusement ».

La conclusion de la controverse

Mais l’affaire n’est pas tout à fait terminée. Guillaume est en effet convoqué le lendemain avec son adversaire bouddhiste par Mangou lui-même, qui n’a pas assisté directement à la controverse mais s’en est fait rapporter l’essentiel. « N’ayez pas peur ! » Nolite timere ! », Luc XII, 32), déclare le grand Khan qui expose alors aux deux hommes sa profession de foi : « Nous autres, Moals (Mongols, ndlr), nous croyons qu’il n’y a qu’un seul Dieu, par qui nous vivons et par qui nous mourrons, et nous avons envers lui un cœur droit. Mais comme Dieu a donné à la main plusieurs doigts, de même il a donné aux hommes plusieurs voies. (…) Dieu vous a donné les Ecritures et vous ne les observez pas. Il nous a donné les devins, nous faisons ce qu’ils nous disent, et nous vivons en paix. » La discussion ne va pas plus loin, au grand dam de frère Guillaume, lequel doit se plier aux exigences protocolaires qui veulent qu’un invité du grand Khan ne peut s’exprimer que s’il y est invité et qui note, là encore, « Il but, je crois, quatre fois avant d’achever ces propos ».

C’est généralement cette belle conclusion exprimée par Mangou qui est retenue aujourd’hui de la controverse de Karakorum, soit une profession de foi explicitement monothéiste mais d’une grande tolérance, assortie d’un léger reproche à l’égard des chrétiens, ce qui est toujours stimulant pour ces derniers.

« La tolérance religieuse souvent soulignée des Grands Khans est donc aussi l’expression d’un choix politique, même s’il n’est pas explicite ».

« Mangou ne croit en rien », a pourtant écrit Guillaume un peu plus haut dans le texte. De fait, lorsqu’on regarde les choses de plus près, la tolérance religieuse des Mongols, réelle, ne fonctionne que dans un contexte de soumission politique. On peut penser ici au mythe aujourd’hui toujours vivant de l’Andalousie arabo-musulmane, où les juifs et les chrétiens étaient tolérés mais sous certaines conditions, notamment le paiement d’une taxe spéciale, quitte à subir de temps en temps quelques vexations (allant parfois, localement, jusqu’au pogrom). La tolérance religieuse souvent soulignée des Grands Khans est donc aussi l’expression d’un choix politique, même s’il n’est pas explicite. Mais à la différence de ce qui se passe dans les territoires musulmans, il est clair que l’armature idéologique (essentiellement religieuse à l’époque) de cette domination est bien moins assurée. Si l’on en croit Mangou, les « devins » (en fait, des chamans, dont les pratiques sont très bien décrites par Guillaume) donnent toute satisfaction aux Mongols. Il n’empêche que l’on sent bien que le Grand Khan, en convoquant cette rencontre, est à la recherche de quelque chose d’autre. Avec le recul historique qui est le nôtre, il est même possible de confirmer cette intuition.

« Si l’adoption du bouddhisme par les Mongols sinisés n’explique sans doute pas à elle seule la prospérité de l’empire des Yuan, on peut malgré tout penser qu’elle y a sans doute un peu contribué. »

Quelques années après la mort de Mangou Khan, le nouveau souverain mongol, Koubilaï Khan (1215-1294) termina en effet la conquête de la Chine pour s’installer à Khanbaliq (l’actuelle Pékin) et fonder une nouvelle dynastie… chinoise : les Yuan. C’est sous son règne que l’empire mongol atteignit son apogée territorial. La pax mongolica s’imposait. Or, si l’on en croit les spécialistes, Kubilaï Khan, dans son souci d’assurer son pouvoir sur la Chine, poussa l’intégration jusqu’à favoriser les cultes locaux, et tout particulièrement le bouddhisme, sous la forme d’une de ses écoles, qui devint une sorte de religion officielle (et notamment la sienne). Un des préceptes de gouvernement de Kubilaï était que « si l’on peut conquérir un empire à cheval, on ne peut pas le gouverner à cheval ».

En d’autres termes, l’importance traditionnellement accordée à la guerre par les Mongols ne suffisait plus à assurer leur domination. Il fallait penser à autre chose, même si, par ailleurs, Kubilaï Khan n’a aucunement renoncé à lancer un certain nombre d’expéditions de conquête. Et si l’adoption du bouddhisme par les Mongols sinisés n’explique sans doute pas à elle seule la prospérité de l’empire des Yuan, on peut malgré tout penser qu’elle y a sans doute un peu contribué. Frère Guillaume, tout à son triomphe scolastique de Karakorum, a mal interprété l’humiliation de son adversaire tuin. Qui sait : le silence de ce dernier n’était peut-être qu’une manière de prendre date…

Pour aller plus loin

Le récit de Guillaume de Rubrouck, Voyage dans l’empire mongol, est disponible en français dans une belle traduction commentée de Claude et René Kappler. Cette traduction est disponible chez plusieurs éditeurs, notamment chez Actes Sud (2007).

Les amateurs pourront aussi se reporter au texte original latin, établi par Anastasius Van den Wyngaert, dans Sinica Franciscana, Vol.1, Florence, 1929. Ce volume contient d’autres récits de voyages de franciscains vers le « Far East » médiéval, dont celui du frère Jean de Plan Carpin, qui a précédé le frère Guillaume chez les Mongols de quelques années.

L’ensemble de musique ancienne La Camera Delle Lacrime a créé un spectacle inspiré par le récit de Guillaume de Rubrouck : La Controverse de Karakorum. L’œuvre est disponible à l’écoute : Guillaume de Rubrouck, Itinerarium ad Partes Orientales, Label En Live (CD et téléchargement). La Camera Delle Lacrime tourne en France en ce début 2018 avec ce spectacle : Philharmonie de Paris (9 février), Sète (10 mars), Béziers (11 mars), Grenoble (25 mars).

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Jérôme Anciberro

Journaliste depuis une quinzaine d'années, il ne s'intéresse au fond qu'aux vieilleries.

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