share on:

Le Petit Bacchus malade est un tableau  peint par le Caravage vers 1593-1594 lorsqu’il séjourna à Rome.


On découvre un jeune homme blême, avec une couronne de lierre, une grappe de raisin vert entre les mains et dans une position particulière parce qu’il est  assis derrière un parapet, les jambes écartées.

Il s’agirait sans doute d’une représentation du jeune peintre convalescent à l’hôpital  de la Consolazione de Rome, soigné sans doute de la malaria ou peut-être d’une blessure  provoquée par un coup de sabot.

Beaucoup de critiques s’accordent à considérer cette oeuvre comme un tableau-offrande. Le peintre établirait une sorte de relation particulière grâce à cette oeuvre avec le spectateur.

Une invitation au partage ?

En disposant le raisin noir  et les pêches  sur le bord extérieur de la table avec les feuilles dépassant la limite de celle-ci, le peintre semble inciter au partage. Invitant en quelque sorte le spectateur à se saisir des fruits et à l’imiter  en les portant comme lui à la bouche ?

Une relation charnelle qui conduirait au partage de la nourriture  mais qui s’étendrait également au corps du jeune homme. L’évocation de la satisfaction du goût s’accompagnerait alors de la jouissance érotique?

La dimension érotique du Caravage

Ignudo de Michel Ange, 1509, Chapelle Sixtine

Indéniablement le Caravage se fait remarquer par le scandale.  Et particulièrement dans un domaine sensible, celui touchant à l’intimité de l’être et de ses désirs les plus profonds. Aussi  sa peinture affiche sans complexe son pouvoir érotique.

Mais le scandale qu’il provoque est avant tout un scandale de peinture. Avec son Bacchus, sa provocation esthétique semble évoquer l’un des ignudi de la Chapelle Sixtine de Michel-Ange (voir ci-dessus).

Les ignudi, ce sont tous ces jeunes hommes nus, avec leur musculature bondée de l’épaule et du dos.

Ce trait michelangelesque que l’on découvre dans cette toile du Caravage n’échappe pas aux connaisseurs.

De plus  en construisant son Bacchus sous les traits singuliers d’une jeune garçon précocement vieilli, il a peint un personnage de la mythologie qui ne ressemble à aucun autre.

C’est pourquoi aussi cette toile de l’autoportrait est également  appelée celle du Petit Bacchus malade.

Le Caravage associe des valeurs juvéniles couplées à la musculature avec une « tête précocement vieillie d’un jeune vieillard mélancolique » (Mia Cinotti, 1983, p. 508)

Il réussit à mettre ensemble santé et maladie, sensualité et mélancolie.

Le scandale de sa peinture c’est  aussi  et toujours son côté  étrange, allant jusqu’à casser tous les codes de la représentation traditionnelle.

Le spectateur devient l’amant

Ainsi parmi les singularités de son art, on découvre notamment  dans cette oeuvre particulière, le fait que l’artiste   semble inciter le spectateur à devenir semblable à lui-même.

En effet,  en acceptant de  se saisir du raisin, l’amateur d’art s’il  consent  à  son invitation au plaisir  va franchir une étape supplémentaire.

La toile devenant en quelque sorte  un miroir qui lui permet d’être d’abord son alter ego, puis son intime et finalement  son amant.

Tout cela résulte, bien entendu, de la force attractive de l’image peinte par le Caravage. Elle seule permet de déclencher ce mouvement de ressemblance.

Mais cette métamorphose du semblable à l’amant  renvoie aussi  à la théorie de l’amour très répandue à l’époque de Caravage.

Pour  devenir l’amant, il faut se rendre ressemblant à l’être aimé.

Détail Le Petit Bacchus malade 

L’art de l’artiste consistera donc à ce que l’image de la personne désirée puisse s’imprimer dans l’âme de l’amant pour le rendre ainsi à lui ressemblant.

Un jeu de miroir et de captation de l’autre que l’on découvre effectivement  dans le regard du jeune Bacchus. Le Caravage  a dû être influencé par la poésie italienne de son époque et notamment par celle du célèbre  Le Tasse.

Sa peinture va devenir  celle qui emprunte à l’amour son pouvoir de rendre l’amant ressemblant à l’aimé.

L’amant apparaît sous les traits du Bacchus/Caravage  alors que la position de l’aimé  est projetée nécessairement hors du tableau puisqu’elle concerne le  spectateur.

Un amour impossible ?

Ce hiatus lié à l’éloignement expliquerait peut-être l’aspect maladif  et mélancolique du Petit Bacchus?

L’aimé se fait attendre alors que l’amant se consomme dans l’attente. L’offre de raisin resterait donc sans réponse  conduisant Bacchus à une mélancolie mortifiée ? En admettant cette thèse, on comprendrait mieux dès lors la démarche artistique ultérieure de ce peintre.

En effet cette même attente conduisant à un amour impossible, on la découvre également dans d’autres toiles de Caravane dont celle intitulée Narcisse Narcisse (1597-1598).

Dans cette toile, c’est toujours le rapport de l’autre à travers l’image de soi.

Si Narcisse croit voir un autre dans sa propre image, la relation à soi devient comparable à celle du Petit Bacchus malade.

Pour Narcisse, cette altérité apparaît comme une illusion explicite. S’il persiste dans sa contemplation de soi, cela peut le conduire à la mort par la noyade.

De même chez le Petit Bacchus, l’impossibilité de rencontrer l’autre est également mortifère d’où l’expression du visage de Bacchus empreinte d’une grande tristesse, l’annonce possible  d’un grand désarroi pouvant le conduire également au suicide.

En fait Le Caravage à travers ces deux toiles nous donne une définition de sa peinture.

« La peinture est un travail mélancolique qui ressemble à la saisie sans cesse différée  d’un être aimé qui se fait attendre, se dérobe et s’éloigne, mais elle est aussi l’exercice  de la reproduction du réel, fidèle au point de devenir  une sorte d’hallucination, où la chose peinte, peut sembler, par moments, devenir vivante, comme un miroir. » ( Caravage de Giovanni Careri, Ed. Citadelles & Mazenod, 2015 p. 72)

Ainsi donc en dépit du ténébrisme qui est la marque indélébile  de Caravage, il y a toujours  chez lui un côté lumineux.

Malgré, en effet,  le côté mélancolique voire tragique de la condition humaine qu’il décrit , sa peinture agit aussi  bien souvent comme une métamorphose qui peut soustraire le vivant à la mort.

Christian Schmitt

http://www.espacetrevisse.com

mm

Christian Schmitt

Critique d'art. Auteur de "l'univers de J.L. Trévisse, artiste peintre" (ed. Lelivredart 2008) et de trois autres ouvrages sur les vitraux réalisés par des artistes contemporains aux ed. des Paraiges: Jean Cocteau (2012), Jacques Villon (2014) et Roger Bissière (2016). A retrouver sur : http://www.espacetrevisse.com

Laisser un message