André Comte-Sponville signe un Dictionnaire amoureux de Montaigne aux éditions Plon. Un ouvrage d’une rare densité qui témoigne d’une compréhension et d’une amitié profondes de l’auteur des Essais.
Hasard de l’ordre alphabétique, les entrées les plus marquantes du dictionnaire proposé par André Comte-Sponville se situent au début et résument d’emblée la pensée de Montaigne : l’âge, l’amitié, l’amour, l’attention. Puis le bonheur. Puis la chute. L’occasion pour Comte-Sponville de livrer une émouvante confession : « Il m’arrive à présent de me demander si choisir le désespoir, comme commencement philosophique, ainsi que je le fis, ne relevait pas, au moins en partie, de la même attitude, ou de la même frayeur, ou de la même incapacité, pour mieux dire, à la supporter. C’était jouer la mélancolie contre l’angoisse ». Ces lignes résument le lien que le lecteur entretient avec Montaigne, parce que le Gascon nous apprend à vivre. Non pas en gourou, ni en directeur de conscience, ni en mentor. En ami.
Non pas relativiser, mais soupeser.
Montaigne ne livre pas un traité de philosophie ni un système de pensée dogmatique. Il trempe sa plume dans l’encre de la légèreté pour suspendre le jugement. Non pas relativiser, mais soupeser. Comme le musicien qui tente de trouver la note juste, Montaigne parcourt sa « librairie » et réfléchit avec nous aux textes qu’il relit à la lumière des grands débats de son temps qui ne sont pas si éloignés de notre époque (pandémie, guerres de religion, crise sociale). Il n’est pas un homme de système. Comte-Sponville le note d’ailleurs en évoquant le « Jugement » : « Au reste, nous sommes trop changeants, y compris dans nos jugements, pour prétendre à l’absolu, et même à la certitude ». Juger oui, tout en ondoyant.
Montaigne, bréviaire contre la sinistrose
André Comte-Sponville a raison de noter que Montaigne est trop philosophe pour les littéraires et trop littéraire pour les philosophes. Il faut d’ailleurs noter que peu d’auteurs sont à la fois enseignés en lettres comme en classes de philosophie. Il est inclassable. Puisqu’il pense en dehors des schémas préconçus, il est insaisissable. Il danse. Son humour, son art du contrepied comme son recul sont encore nécessaires aujourd’hui, face aux pesanteurs idéologiques, à la dictature de la peur que nous traversons.
L’art de lire Montaigne est unique, car il s’agit bien d’un art. André Comte-Sponville préconise d’ailleurs de commencer par le livre III des Essais, où la pensée de l’ancien maire de Bordeaux se donne avec plus d’éclat et de clarté qu’au livre I. La lecture de Montaigne est un compagnonnage. On entre dans les Essais comme nous entrons dans la cave d’un sommelier. Chaque texte est un pied de vigne dont le nectar s’offre à notre soif de curiosité.
« Nul n’est tenu d’être un héros, ni obligé de partager toutes les peurs de ses contemporains ».
Le chapitre consacré à la peste résonne encore plus fort. André Comte-Sponville cite : « Les raisins demeurèrent suspendus aux vignes, le bien principal du pays, tous indifféremment se préparant et attendant la mort à ce soir, ou au lendemain, d’un visage et d’une voix si peu effrayée qu’il semblait qu’ils eussent compromis à cette nécessité et que ce fût une condamnation universelle et inévitable ». Et Comte-Sponville de conclure : « Nul n’est tenu d’être un héros, ni obligé de partager toutes les peurs de ses contemporains ». Le stoïcisme de Montaigne aurait été salutaire pour affronter ne serait-ce qu’avec davantage de maîtrise collective la pandémie de Covid qui a frappé le monde. La sérénité populaire qu’il salue est aux antipodes de nos hystéries collectives, alors que la peste, elle, était une véritable épidémie meurtrière et une catastrophe pour les populations. La mort faisait partie de la vie.
Plus que jamais, lisons Montaigne.