La collection « Biographies NRF Gallimard » s’agrandit en octobre avec la publication d’un volume sur l’auteur des Essais. L’historienne Arlette Jouanna permet aux lecteurs de Montaigne de mieux comprendre l’homme, indissociable de cette œuvre dont on croit tout savoir.
Les mythes gravitent depuis des décennies autour du philosophe de la région bordelaise. On le croit misanthrope, exemple archétypal de l’artiste retranché dans sa tour d’ivoire. Pour qui n’a jamais lu Les Essais, Montaigne n’est qu’un souvenir des bancs de l’école. On le cite pour paraître lettré, on le croit moraliste et auteur de proverbes à recracher à toutes les sauces. Pas si simple évidemment.
L’ambivalence d’un homme public
Toute l’œuvre de Montaigne porte ce « basculement » permanent entre un intérieur rendu public et un extérieur parfois secret. La vie décrite ici est un éternel balancier entre la conscience de devoir s’observer « en dedans » et la nécessité d’une confrontation à l’autre, d’une confrontation au pouvoir, d’une confrontation au pays tout entier.
La lecture de cette nouvelle biographie n’engage pas particulièrement vers la lecture des Essais mais elle permet de mieux connaître l’homme et son importance dans la culture française et européenne. L’ensemble des romans paraissant tous les mois doivent tous quelque chose à Montaigne. Il est le fils de Pierre Eyquem, un militaire élu maire de Bordeaux en 1554, qui lui transmettra le domaine de famille qui lui offrira son nom. Il assumera lui aussi trente ans plus tard cette même charge à la tête de Bordeaux. L’homme ne sort pas de nulle part et reçoit une éducation particulière qui lui permettra de devenir ce que l’on sait. Après quelques temps passé dans la magistrature, il comprend assez vite qu’il est un homme politique, au sens positif que l’on peut donner à ce terme : il souhaite jouer un rôle dans l’évolution de son pays. Arlette Jouanna nous montre au fil des pages que Montaigne est le résultat de cette ambivalence fondatrice, à l’origine de la rédaction des Essais : « La décision de vivre désormais chez lui n’a nullement représenté (…) une césure brutale, un repli dans sa tour d’ivoire. Elle n’est que le signe extérieur d’un retournement intérieur, d’un basculement de son regard du dehors vers le dedans, non pour s’y enfermer, mais pour y observer avec curiosité le jaillissement de la réflexion au contact du monde environnant » (p. 121)
Toute l’œuvre de Montaigne porte ce « basculement » permanent entre un intérieur rendu public et un extérieur parfois secret. La vie décrite ici est un éternel balancier entre la conscience de devoir s’observer « en dedans » et la nécessité d’une confrontation à l’autre, d’une confrontation au pouvoir, d’une confrontation au pays tout entier.
Cette biographie explore l’existence d’un homme qui a su durant toute sa vie user de son intelligence. Profondément marqué par sa courte amitié avec l’auteur du Discours sur la servitude volontaire, Montaigne l’est aussi par les circonvolutions de son temps. Les guerres de religions ont laissé de profondes cicatrices dans son esprit. Son intelligence lui intime l’ordre de ne pas s’enfermer dans une posture trop affirmée car à la fois d’un point de vue humain, par ses nombreuses amitiés avec ceux que l’on appelait alors les huguenots et d’un point de vue théologique, l’auteur « Des Cannibales » ne pouvait pas tenir une autre position que celle du doute, de l’équilibre et de la permanente remise en question des parties.
Profondément sceptique, il n’en reste pas moins un catholique revendiqué. L’homme a pourtant œuvré pour la conciliation entre les trois Henri : Henri III, le roi en place, le Duc de Guise et sa Sainte Ligue, et Henri de Navarre le huguenot. Montaigne n’avait pas le Cursus Honorum nécessaire pour un rôle officiel auprès de Henri III, ce qui ne l’empêcha pas d’après Arlette Jouanna de songer à cette charge : « (il) nourrissait en effet cette ambition secrète, pour laquelle les Essais, s’ajoutant à l’expérience acquise lors de sa mission de 1574 et pendant sa fréquentation de la cour de Navarre, pouvaient fort bien servir de carte de visite. » (p. 201) Montaigne eût apprécié de jouer un rôle officiel mais décida de quitter la cour en 1580 pour commencer son voyage en Europe : faire découvrir ses Essais aux officiels qu’il rencontrerait. Satisfaire sa curiosité et enrichir son expérience humaine et politique étaient ses buts affichés. On est loin du voyage de l’humaniste qui veut découvrir la patrie de Michel Ange.
Se regarder « en dedans » et partir pour rester « chez soi »
L’ambivalence de Montaigne se cache aussi dans son périple. Son voyage vers l’Italie apparaît à la fois comme le souhait d’une nouvelle retraite et la volonté d’une ambition politique de marquer les esprits du temps.
« Pour rester chez lui, il lui fallait paradoxalement partir. En ce sens, le voyage fut salvateur. il ne constitua nullement une rupture avec sa démarche de retrait ; ce fut au contraire un moyen de mieux se rasseoir en soi, objectif que la routine des jours risquaient d’anéantir » (p.208)
Aussi, à Innsbruck, à Ferrare, ou encore auprès du Pape Grégoire XIII, Montaigne cherche à rencontrer les dirigeants des états qu’il traverse. L’historienne révèle ses doutes sur les explications délivrées par le voyageur dans les récits de ces visites. Jusqu’en 1581 et son élection à la mairie de Bordeaux, l’auteur des Essais semble attendre des nouvelles de France. Notre homme espérait une demande du roi de France, pour enfin accéder à un rôle de conseiller privé. Il ne rentrera en France que pour la mairie de Bordeaux, presque déçu. Ce rôle politique lui permit cependant de reprendre son travail de conciliation. En effet, l’historienne nous rappelle que la charge de maire n’est plus la même aujourd’hui qu’en plein XVIe siècle. Le maire était un interlocuteur privilégié des souverains en place. Ainsi plusieurs rencontres avec Henri III et avec Henri de Navarre décrites par Arlette Jouanna montrent bien l’importance qu’il a su prendre. La pensée de Montaigne l’amène à travailler ardemment pour la paix du royaume en tentant de mettre en contact les deux ennemis ; Henri de Guise et Henri de Navarre. Ainsi l’homme des Essais a su être à la fois l’homme de l’intérieur et celui du monde. Traumatisé par les guerres civiles, Montaigne a fait ce qu’il a pu pour préparer la paix. Son honnêteté lui permit de conserver fièrement des amitiés même chez ses ennemis. Son refus de toutes certitudes fit de lui un homme riche pour le royaume, intéressant pour les hommes de pouvoir, enrichissant pour ses futurs lecteurs.
Tout le parcours de Montaigne est marqué par le sceau du scepticisme et de la remise en question des certitudes. L’historienne signe ici un ouvrage qui fera date, permettant de redécouvrir le sens profond que Montaigne a souhaité donner à sa vie.
Homère a inventé la littérature. François Rabelais et Michel de Montaigne y jouent leur partition. Tous deux sont, pour citer les mots d’Arlette Jouanna « des antidotes aux maux qui menacent l’indépendance intellectuelle et le plaisir de vivre »(p. 358), et tous deux les pères fondateurs de la littérature française. Purement et simplement.
Conseils de lecture :
Stefan Zweig, Montaigne
Tzvetan Todorov, Montaigne ou la Découverte de l’Individu.
Michel de Montaigne, Les Essais