share on:

Il y a quelque chose de profondément étonnant avec l’esprit contemporain, ou comme le disait Carl Gustav Jung dans Le Livre Rouge, avec « l’esprit de ce temps ». Cet esprit, qui selon le célèbre psychiatre n’est que la surface de notre psyché, est celui qui cherche à s’accorder avec le monde extérieur, la société, les vertus du temps. La modernité a voulu que cet esprit cherche à s’accorder avec la logique et le rationnel. Mais, ce qui est étonnant, ce sont les extrêmes atteints dans cette recherche extérieure et son attachement à la causalité alors que la science de son côté s’est ouverte à l’indétermination. Et si la postmodernité qui voit toutes ces jeunes générations « en quête de sens » n’était pas la revanche de « l’esprit des profondeurs » ?

Le discours de la Raison propagé par les Lumières pour sortir des ténèbres de l’absolutisme et du dogme religieux, renforcé par les progrès de la techno-science et de l’industrie, repris et rhabillé par le libéralisme politique et économique, a abouti à l’avènement de l’individu contemporain. Un individu qui pense être achevé, un individu qui a évacué le sacré, le « numineux », le mythologique et reste coincé dans son cortex préfrontal, laissant libre cours à « l’esprit des profondeurs ». Car c’est en investissant de façon démesurée dans le caractère logique et rationnel de l’existence, que l’individu contemporain a en réalité nourri la bête intérieure enfouie et écrasée par les forces du contemporain. Un individu déterminé et pressé par des injonctions extérieures, souvent contradictoires, d’efficacité et de performance, qui en oublie les nécessités intérieures. L’esprit de ce temps, l’esprit de la modernité voit en horreur ce qu’il appelle l’irrationnel, le flou, le gris, l’instable, le mouvant, l’émotionnel, l’intérieur. Il voit en horreur les initiations, les transformations lentes et silencieuses, les quêtes. Il voue un culte à la volonté propre.

Esprit scientifique avez-vous dit ?

Étonnement alors qu’on accepte encore de qualifier de scientifique l’esprit de ce temps qui choisit de lui-même quels résultats scientifiques il choisira pour se justifier.

Ce qu’il y a d’étonnant avec cet esprit qui a attrapé la logique et le principe de causalité pour le serrer comme un fétiche, c’est qu’il ait refusé de se mettre à jour justement des découvertes théoriques du XXe siècle. Il se refuse par aveuglement à adapter les quelques représentations classiques notamment à la lumière des apports de la physique quantique. N’est-elle pas une branche de la physique respectable ? Il rechigne à intégrer les questionnements soulevés et à regarder en face la chute de son piédestal du principe de causalité. En revanche, il se réjouit très bien d’utiliser les micro-processeurs des ordinateurs dont la technologie fut possible et développée grâce aux résultats de la théorie quantique. Si cette branche de la physique a eu un impact majeur, c’est bien d’avoir montré que la science pouvait arriver par elle-même à saper l’attachement aux principes pris comme substantiels à la démarche scientifique.

Étonnement donc quand la physique s’ouvre à l’indétermination et même à l’a-causalité, alors que le corps social n’a jamais été aussi déterminé et voulu comme tel. Étonnement alors qu’on accepte encore de qualifier de scientifique l’esprit de ce temps qui choisit de lui-même quels résultats scientifiques il choisira pour se justifier.

Le retour de la quête de sens

Notre époque serait donc celle de la perte de sens car elle a oublié l’esprit des profondeurs. Elle a totémisé la raison et relégué la vie intérieure, chaotique et imprévisible, à la fréquentation des cabinets de psychologues.

Comment survivre lorsque Dieu est mort, quand la République n’est plus transcendante et quand le but de l’existence est de s’éloigner le plus possible de soi-même ? On enfouit. On enterre d’autant plus profondément nos désirs et nos angoisses que l’on surinvestit dans le rationnel, le logique et le causal. Bienheureux ceux qui ne connaitront pas la résurgence du « refoulé », pour reprendre le vocabulaire psychanalytique.

Ainsi, notre époque et notamment pour une certaine jeunesse, est celle de la perte de sens. En d’autre temps, la question de la quête de sens était celle de la recherche de la vérité. En d’autres temps encore, cette question était prise en charge par les mythologies et les religions, qu’on définit aujourd’hui, avec arrogance, comme des phases primitives de la civilisation, alors qu’elles jouaient un rôle prépondérant dans l’élaboration des légendes personnelles et dans la construction des individualités, dans l’individuation. Notre époque serait donc celle de la perte de sens car elle a oublié l’esprit des profondeurs. Elle a totémisé la raison et relégué la vie intérieure, chaotique et imprévisible, à la fréquentation des cabinets de psychologues.

Une fois ce constat fait et cet étonnement relevé, force est de constater que de nombreuses forces de vie s’activent dans le corps social et surtout au sein de la jeunesse. Une jeunesse désenchantée, une jeunesse qui se met « en quête de sens », comme le titre du documentaire réalisé par Marc de la Ménardière, retraçant son voyage initiatique à la rencontre de personnalités puissantes et atypiques en Inde. Le plus souvent en réaction à la transformation que le capitalisme fait subir aux sociétés, pour le meilleur et pour le pire, une certaine jeunesse semble s’emparer du sujet autant de manière personnelle que dans un but collectif. Citons des mouvements comme le WARN, CliMates, Makesense ou Générations Cobayes. La transformation du monde du travail, les promesses non tenues, les déconvenues professionnelles, le dévoiement de l’engagement politique traditionnel mais également l’aggravation des problématiques de santé et d’écologie ont certainement été le point d’entrée pour beaucoup dans une recherche de sens dans la société moderne.

L’absurdité ou la quête de sens ? Camus ou Jung ?

Alors, si de nos jours, respecter la vie en soi et laisser la volonté de puissance nous guider, c’est être en quête de sens, et bien disons merci à Camus.

Si l’on peut penser que le retour du Christianisme depuis quelques années est une réaction face à l’affirmation conquérante d’un certain islam qu’un regain de spiritualité ; en revanche, le boom pour l’ésotérisme, la méditation, le bouddhisme pourrait, au mieux, évoquer une recherche de sens accrue ; au pire, un faible moyen de continuer à tenir le coup, faute d’idéologie collective forte pouvant répondre à l’absurdité du siècle.

Alors, faut-il à l’instar de Raphaël Enthoven citant Camus rappeler que sur l’absurde, « il y a ceux qui l’assument, les âmes courageuses qui pensent clair et n’espèrent plus (…) et les autres, terrifiées par l’absurde, qui se précipitent dans la quête de sens – c’est à dire le désir que le monde les aime un peu (…) »?

Faut-il balayer la réalité psychologique que la quête de sens est un besoin humain fondamental ? Par quel tour de passe-passe émotionnel, peut-on faire fi de la terreur face à l’absurde ? Faudrait-il avoir honte à vouloir chercher sa place dans un monde beaucoup plus complexe qu’il ne l’a jamais été ? Oui, le monde est tel qu’il est. Oui, la réalité sociale et économique est telle qu’elle est.  Mais, la réalité intérieure est telle qu’elle est, elle aussi. Non seulement, elle existe, mais elle ne saurait être éradiquée par une belle citation d’un auteur disparu, à moins bien sûr d’en appeler à l’esprit de ce temps pour l’enfouir dans nos profondeurs, encore. C’est le risque avec la philosophie, fille du Logos,  d’être trop proche de l’esprit du temps et d’oublier les profondeurs.

Raphaël Enthoven pense que « le désir de sens est un refus de savoir », on aurait tendance à lui répondre que le désir de sens est l’acceptation de la vie en l’homme. ; une vie qui comme le martèle Nietzsche, ne cherche qu’à s’étendre, à se développer, à croître ! D’une certaine manière et loin de vouloir dénaturer la pensée complexe du géant allemand, Nietzsche interprète le monde et la place de l’homme à partir de la volonté de puissance. Une volonté structurante qui cherche à valoriser la vie et son expansion. Alors, si de nos jours, respecter la vie en soi et laisser la volonté de puissance nous guider, c’est être en quête de sens, et bien disons merci à Camus, nous ne sommes pas encore des surhommes courageux, des Zarathoustra achevés et nous ne pensons pas clairs.

On y aspire. On arrive. On entre en quête. Et on commencera par ne plus appeler scientifique notre époque.

 

Johann Margulies

Johann Margulies

30 ans, ingénieur nucléaire passé par Sciences Po, écrivain, consultant et professeur. Obsédé par l'écologie et Jung, ne s'endort jamais sans Nietzsche. Blog personnel: www.mindyness.com

Laisser un message