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Après les premiers pas artistiques du jeune Léonard de Vinci  à Florence  (1469-1482), pendant lesquels il excelle  déjà dans les portraits de femmes et de la Madone, c’est   ensuite à Milan que se dessine pour lui un nouveau départ (1483-1484).

Il privilégie Milan qui dispose à ses yeux  d’un potentiel non négligeable, s’agissant  d’une métropole  de loin plus importante que Florence  et  qui plus est,  dispose  sur place d’un protecteur important   en la personne de Ludovic Sforza, le seigneur de cette cité.

Deux réalisations majeures vont marquer cette période milanaise, d’abord le portrait de Cecilia Gallerani (1489-1490) et ensuite la Cène (1495-1497). Toutes deux vont signifier une inflexion importante de son art de la représentation grâce à une dimension  beaucoup plus  dynamique.

Le portrait de Cécilia

Léonard a été sollicité  comme peintre pour réaliser le portrait de Cécilia Gallerani, la favorite de Ludovic Sforza.

L’artiste va alors se singulariser car son propos n’est pas de représenter Cécilia comme épouse  mais comme maîtresse du duc de Milan.

Cette nouvelle commande va   lui permettre de prendre ses distances par rapport au mode de la représentation traditionnelle. En effet,  on  imposait le plus souvent à l’artiste un cadre plus conventionnel, à savoir non dynamique dans lequel le buste  et la tête de la personne représentée devaient  être dans la même direction.

Or, ici s’agissant de représenter un personnage « non-conventionnel », l’artiste va se permettre quelques libertés.

C’est pourquoi, il  bousculera les codes de la représentation habituelle en faisant diverger les mouvements de la tête et du buste.

Ainsi  dans ce tableau, il   concrétise avec beaucoup d’habileté ce nouveau mode  de représentation , où le buste est effectivement tourné vers la gauche, tandis que la tête est tournée vers la droite.

Ce portrait correspond donc  à un style de portrait  qu’on appellera dynamique et  que l’artiste  avait déjà inauguré  quelque temps auparavant dans le Portrait de Ginevra de ‘Benci.

D’ailleurs, sur  le concept de représentation dynamique, il le formulera de façon plus explicite dans son traité de peinture.

Mais pour en revenir toujours à sa représentation particulière de Cécilia, il ira même au-delà de la pose de la femme puisqu’on découvre que l’hermine, l’animal qu’elle  caresse, semble reprendre  aussi  le même mouvement qu’elle.

En effet « le mouvement de l’hermine trouve à son tour  un répons dans l’élégante courbure de la main, qui est en même temps d’un effet quelque peu surdimensionné. » ( Léonard de Vinci, 1452 – 1519, de Franck Zöllner, Taschen 2019, p.102)

Rien d’étonnant en vérité puisque Léonard mentionne dans ses notes que l’hermine est le symbole de la pureté et que cela semble coller au personnage qu’il peint d’autant que le nom de Gallerani  rappelle la sonorité de  galée, nom grec de l’hermine.

Mais l’hermine peut être aussi une allusion à Ludovic Sforza lui-même,  puisque ce seigneur l’utilisait comme son emblème.

Ainsi pourrait-on dire à la limite que Ludovic semble en quelque sorte « cajolé » dans ce portrait ?

Un portrait particulièrement élogieux de la maîtresse du duc  dont Léonard restitue sa beauté autant extérieure qu’intérieure.

Cela n’avait pas échappé au  poète de cour Bernardo Bellincioni,  qui n’a pas  tari d’éloges sur le travail de Léonard et la beauté de Cécilia :

« Le poète: « O nature, qui fustiges-tu ? Qui envies-tu ? »

La nature:  « C’est Vinci, peintre  d’une de tes étoiles !

Cecilia, si belle  aujourd’hui, est celle

Dont les beaux  yeux  font pâlir le soleil » … (Ibid., p.106)

La Cène

Mais durant sa période milanaise, Léonard réalise aussi  l’oeuvre la plus célèbre de cette période La Cène.

Une oeuvre commandée par Ludovic Sforza et qu’il peint en 1495 et 1497 dans le réfectoire du couvent de Sainte-Marie des Grâces.

Parmi les premiers admirateurs et commentateurs de cette oeuvre, on trouve le mathématicien  et ami de Léonard, Luca Pacioli.

Pacioli est avant tout  sensible à la vivante vérité de la représentation. Les personnages semblent se parler l’un à l’autre rendant l’oeuvre très dynamique.

D’abord maîtrisant  parfaitement la perspective, l’artiste va assigner au Christ la place centrale de la composition selon les règles de cette nouvelle  représentation géométrique et c’est pourquoi les lignes de fuite convergent toutes dans la tête du Rédempteur.

Ensuite  pour souligner encore plus fortement cette position centrale, Léonard choisit un moment précis du récit de la Cène lorsque Jésus annonce aux disciples:

« En vérité, je vous le dis, l’un de vous me livrera ! » (Mt 26, 21)

L’annonce de cette trahison  va produire  une variété de gestes  et de réactions de la part des disciples, ceux-ci exprimant à la fois leur surprise et leur désarroi.

Ainsi à  l’extrême gauche de la table, on voit se lever de sa chaise Barthélémy. Celui-ci se redresse avec les deux mains appuyés sur la table.Collés à lui, Jacques le Mineur  et André lèvent les mains au ciel en signe de surprise.

Pierre se détache alors  du groupe et se tourne vers le centre du tableau. Il  semble très en colère et  tente d’en savoir plus  sur cette annonce  auprès de Jésus lui-même. Ce qui justifie  la position de son corps qui s’étire dans sa direction.

Or, juste devant lui, Judas le traite ne cache pas sa surprise, se met en position de  retrait  tout en tenant  dans sa main droite la bourse contenant le prix de son forfait.

De son côté, Jean, le dernier personnage du groupe de gauche ne semble pas inquiet. Ne connaissant pas l’identité du traite, il reste plutôt contemplatif avec sa tête vacillant du côté gauche comme pour stopper l’élan de Pierre. A l’opposé de Pierre, lui le plus jeune disciple semble calmer le jeu  et  intériorise davantage les paroles du Christ.

Vient ensuite le personnage de Jésus en position centrale. Il est posté devant une embrasure de fenêtre, bien au centre de la composition. Il adopte une attitude comparable à celle de Jean, n’exprimant également  aucune émotion.

En revanche de l’autre côté, c’est-à-dire  du côté droit, on distingue deux groupes de trois disciples qui semblent également   bien agités: Thomas, Jacques le Majeur et Philippe, puis Matthieu, Thaddée et Simon.

« Contrairement aux artistes contemporains, Léonard dynamise la scène en répartissant les douze apôtres en quatre groupes de figures de composition différente, mais aussi par la représentation savamment calculée de la gestuelle et des mimiques des personnages. » (Ibid., p.132)

Ainsi pour concrétiser cette dimension dramatique  provoquée  par l’annonce du Christ, on note ici comme pour le portrait de Cecilia, que  c’est toujours  la technique de l’effet dynamique de Léonard  qui  permet de restituer sa vivante traduction.

Car c’est avant tout un peintre de l’observation , il veut fixer sur ses toiles la représentation de la vraie vie.

« Dans son traité de peinture commencé vers 1490, l’artiste écrit que lors de ses promenades, le peintre doit observer soigneusement les poses et les gestes des gens et les fixer dans un petit livre par de petits croquis rapides. » (Ibid., p.132)

Ainsi grâce  à ses multiples observations , Léonard révolutionne la peinture de son temps par son étonnante vérité.

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Christian Schmitt

Critique d'art. Auteur de "l'univers de J.L. Trévisse, artiste peintre" (ed. Lelivredart 2008) et de trois autres ouvrages sur les vitraux réalisés par des artistes contemporains aux ed. des Paraiges: Jean Cocteau (2012), Jacques Villon (2014) et Roger Bissière (2016). A retrouver sur : http://www.espacetrevisse.com

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