Il est de ces jalons mystérieux dont on ne peut relire qu’après-coup le cheminement qu’ils tracent.
Cela commence par un volume dans la bibliothèque paternelle. Plus tard, les conseils d’un professeur de français. De même que l’historienne Mona Ozouf, dans L’autre George, tout juste paru, raconte comment elle mit plusieurs années à venir à l’œuvre de la romancière victorienne, George Eliot traversa beaucoup d’adversité pour parvenir enfin à vivre tel que son destin le lui commandait.
La vie de George Eliot (1819-1880) fut marquée par les épreuves, et par un ostracisme qu’elle subit autant qu’elle le chercha et qui ne tenait pas seulement, pour son malheur, au charme exigeant de sa face camuse, mais à une intelligence érudite, incroyante, et à des aspirations originales qui ne pouvaient que l’exposer à la défaveur des milieux comme il faut. Encore aujourd’hui, celle que le grand exégète américain Harold Bloom appelle « la plus intelligente des romancières » déconcerte les dogmes féministes et multiculturalistes qui prétendent déboulonner le canon occidental (The Western Canon, 1994).
Elle cherchera longtemps l’amour, un amour comme un « rapport fraternel, écrit Mona Ozouf, image même de l’amour idéal ». C’est d’abord et avant tout un esprit égal au sien qu’elle recherche : hélas, la vie ne sera pas avare de progressistes secs et de birbes prétentieux, à l’image du vieux Casaubon, le mari de l’impétueuse Dorothea dans Middlemarch (1871). Longtemps on espérera, autour d’elle, et pour son salut éternel, qu’elle tourne à une meilleure vie. Au fond, George Eliot restera toujours cette petite endiablée, insaisissable wench, terme anglais intraduisible, moqueur et affectueux qu’emploie le père Tulliver pour désigner sa fille Maggie dans le Moulin.
Mona Ozouf, avec des élégances discrètes et des trouvailles pleines de sens, – comme lorsque, pour évoquer le bourg de Raveloe dans Silas Marner (1861), elle parle d’un « monde immobile », d’un lieu où « le temps s’est engourdi » –, parvient à pénétrer au cœur d’une pensée complexe. Eliot, par exemple, repousse la religion, mais admet des personnages pour lesquels la vie religieuse exprime une capacité à vivre intégré, propose l’historienne, « dans la communauté des hommes ». Si elle trouve dans le positivisme d’Auguste Comte une alternative à la Providence divine, lectrice du conservateur Edmund Burke, Eliot reste imprégnée par la vénération des morts et du passé.
« Il n’y a pas, écrit-elle magistralement dans Middlemarch, de créature humaine dont la conscience soit assez forte pour n’être pas grandement influencée par ce qui l’entoure ».
Comme elle, ses personnages se débattent et oscillent entre diverses impulsions et un environnement qui exerce sur eux sa continuelle pression : si la jeune héroïne du Moulin sur la Floss (1860) est décrite comme « excited by her own daring », entraînée par sa propre audace, c’est que quelque chose en elle la pousse à braver, héroïquement, la norme sociale ; et cependant « il n’y a pas, écrit-elle magistralement dans Middlemarch, de créature humaine dont la conscience soit assez forte pour n’être pas grandement influencée par ce qui l’entoure ». C’est que l’individu, reprend Ozouf, « est emmailloté dans son paysage familier, sa maison, presque sa tanière, sa parentèle, ses relations, la communauté du village ou du bourg […] aucun événement n’est véritablement privé, tout est intensément social ».
George Eliot, romancière du « nous »
On ne trouvera point, chez George Eliot, ces forces écrasantes qui ombragent les drames de Thomas Hardy et placent ses personnages dans une « sombre solitude », comme dans la scène fameuse au pied de Stonehenge dans Tess d’Ubervilles (1891), non plus que son pessimisme ou son obsession de l’inhabituel (« the uncommon », écrit-il en 1881 dans son carnet). Son « réalisme » dépasse le réformisme parfois larmoyant d’un Dickens, l’intérêt quelque peu étroit d’un Thackeray pour la classe moyenne nantie, ou la satire potinière d’une Jane Austen des petites communautés provinciales.
La « fusion des forces esthétiques et morales », dixit Bloom, qu’elle opère lui permit d’être à la hauteur de ce commandement et de faire resplendir « l’été du roman anglais ».
Chez George Eliot, la vie ne se soumet pas, écrit Ozouf, « au diagramme net des utopies », et les remous du politique ne servent jamais qu’à mettre en mouvement les ressorts du psychologique et du moral. Le « nous » invoqué dans le final de Middlemarch (« nous, gens obscurs, avec nos paroles et nos actions de tous les jours »), ce « nous », voilà véritablement la matière de la romancière qui clamait dans un article de 1856 : « c’est une tâche sacrée que de peindre la vie du Peuple ». La « fusion des forces esthétiques et morales », dixit Bloom, qu’elle opère lui permit d’être à la hauteur de ce commandement et de faire resplendir « l’été du roman anglais ». L’étude passionnée et documentée que consacre Mona Ozouf à cette œuvre-univers nous invite, à la rencontre des « gens obscurs », à nous y ressourcer.
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L’autre George, À la rencontre de George Eliot, Gallimard, collection « blanche », parution octobre 2018.