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La crise des gilets jaunes continue, le mouvement mobilise toujours et bénéficie d’un soutien massif de la part de l’opinion publique. Quatre mois de crise, inédits.

Nous proposions alors, suivant la terminologie de Jean Baudrillard, de qualifier cette crise d’événement voyou, en tant que révélatrice de soubresauts rebelles aux catégories des mouvements sociaux et politiques classiques, tout autant, disions-nous de singularités qui s’élèvent face à l’hégémonie du Système (dorénavant) Global, et qui se lèveront d’autant plus que le Système se renforce de la déréalisation du réel et par son emprise hallucinatoire toujours plus grande, par le Marché mondial, l’UE et la cybernétique. Les gilets jaunes contre les processus neutres, froids, morts de la techno-économie devenus uniques sujets de l’Histoire, les gilets jaunes contre la marche inéluctable du monde.

Nombreux sont alors les gilets jaunes et leurs soutiens qui dans la bataille des médias ou dans la pseudo-confidence des groupes Facebook, ont invoqué le fait que nous vivions en « dictature », d’autres n’ont pas hésité à dénoncer le « totalitarisme ambiant » ou à se demander « mais qui dirige la France ? » en proposant des réponses farfelues et souvent déplorables empruntant aux codes antisémites ; en cela renforcés dans leur intuition que l’Assemblée Nationale a fait voter, par-delà l’émotion de Charles de Courson, la fameuse Loi anticasseurs balafrant le droit de manifester par l’immixtion de l’autorité administrative dans l’interdiction préventive, sur fond de sentiment d’injustice avec l’affaire Benalla, et d’une politique tout à fait conforme aux désidérata d’une instance extérieure comme l’UE.

Totalitarisme et complotisme

On pourrait avec simplicité opposer à ce discours l’argument joker de fin d’analyse que voilà bien là l’archétype d’un discours complotiste, dont manifestement de nombreux gilets jaunes font preuve sans s’en priver notamment en glissant vers des classiques du conspirationnisme anti-système. On pourrait avec décontraction rappeler à ces gens comme beaucoup le font sur les réseaux sociaux en les tournant en dérision leur signifier en substance que « voilà bien une étrange dictature où vous pouvez dire dans les médias que nous sommes en dictature. Hashtag Venezuela, Hashtag Iran ». Oui, indéniablement, nous ne sommes ni au Venezuela, ni en Iran. Encore heureux, et ce serait honteux pour quiconque de comparer sa situation à ceux qui y sont privés de liberté. Et, effectivement, nous bénéficions d’un régime de libertés formelles propre à notre démocratie libérale qui interdit d’utiliser le terme de dictature, désignant un régime politique autoritaire avec concentration des pouvoirs dans les mains d’un homme ou d’un parti.

Pour autant, s’en tenir à qualifier de complotistes, de fascistes ou d’enfants pourris gâtés des gilets jaunes quand ils confondent dictature et totalitarisme, les disqualifier par essence parce que certains virent au conspirationnisme le plus crasse ; ou bien jouer sur les mots en leur opposant les catégories politiques auxquelles ils ne pensent même pas, voilà qui ne fera certainement pas avancer le schmilblick (à savoir : tenter de comprendre) et permet dans le confort de l’absence d’analyse de se moquer à peu de frais d’eux et de la signification profonde du phénomène qu’ils incarnent. Rappelons au passage que des journalistes en vue et le Président Macron lui-même ont tenu des propos complotistes de haute volée en invoquant une action secrète des Russes ou d’autres « forces étrangères » dans la genèse et l’entretien du mouvement, sans que personne n’ait eu une seule seconde l’idée de leur demander s’il y avait alors un complotisme autorisé et un autre prohibé. Non, donc la question est ailleurs. Elle est dans l’analyse plutôt que dans l’anathème (naïf), même joliment formulé.

Distinguons alors les théories du complot les plus hideuses – mais qui peuvent recevoir une lumière d’analyse différente que la simple et nécessaire condamnation, nous y reviendrons – et cette intuition récurrente qualifiant notre régime de totalitarisme. Ce sont ces propos qui devraient attirer notre attention, en ce que, malgré les nombreuses confusions qu’ils cachent, et les perches tendues à leurs adversaires, ils disent une profonde vérité de l’époque, que bon an mal an, la lutte des gilets jaunes incarne et exprime.

Car, malgré la surcharge de références historiques auxquelles le terme renvoie, le concept de totalitarisme ne se réduit pas aux exemples historiquement déterminés de l’URSS ou de l’Allemagne Nazie, ni à l’usage idéologique et restreint à la sphère politique qui en fut fait comme « antithèse du Libéralisme, pour défendre les sociétés de marché face au Léviathan de l’Etat ».[1]

C’est à Jean Vioulac qui revient le mérite d’avoir circonscrit l’essence du totalitarisme que les différents phénomènes historiques ont manifestée. Ainsi, il définit le totalitarisme :

« Quand une Idée à prétention universelle dispose d’une puissance totale – idéocratique – lui permettant de se produire elle-même par l’intégration en elle de toute particularité – c’est-à-dire par la mobilisation totale – qui réduit ainsi toute activité subjective au rang de fonction objective du processus de totalisation en même temps qu’elle élimine tout élément singulier et hétérogène qui viendrait menacer sa compacité ». [2]

Le marché total

Ce faisant, le philosophe replace le concept dans son histoire proprement métaphysique : le totalitarisme est l’auto-effectuation du Logos grec qui institue la Totalité en reconfigurant selon la Raison le Tout indifférencié.

Alors, en rappelant que le phénomène le plus typique de notre temps est celui de la mondialisation, mondialisation dont la marche semble irrépressible, s’attaquant inexorablement le temps avançant à de nouveaux pans de nos existences et de nos structures et institutions traditionnelles, nous sommes progressivement intégrés à une totalité planétaire, fruit d’une totalisation, dont le Marché est devenu l’instance primordiale. Si historiquement, c’était à l’Etat-Nation moderne d’incarner ce processus de totalisation avec l’archétype de l’Etat-total, à savoir lorsque « l’Etat est à lui-même sa propre fin, c’est-à-dire que l’Universel ne pose la particularité que pour l’abolir et ainsi conquérir son effectivité »[3], c’est à présent, la totalisation continuant son procès, au Capital mondialisé armé de la Technique de détenir la puissance inégalée de soumission et de mobilisation. Mais plus encore, en replaçant le concept de totalitarisme dans son rapport à l’Idée s’auto-effectuant, c’est dans la filiation avec l’Esprit universel d’Hegel et donc in fine dans le destin de la métaphysique occidentale entendu comme totalisation, que le totalitarisme est pensé. Si la modernité occidentale est l’aboutissement paroxystique de la rationnalité métaphysique qui pense l’abstraction du Logos comme fondement agissant du Réel, comme régime de vérité, alors les totalitarismes du XXe siècle ne sont que l’expression la plus morbide de ce principe aux sources de notre civilisation consistant aujourd’hui « à massifier l’humanité par son assujettissement à la puissance totale de l’abstraction »[4], cette puissance totale d’abstraction étant aujourd’hui le Capital ou le règne de la valeur s’auto-réalisant par le moyen du travail.

Sans le dire, c’est un totalitarisme sans Etat que nous invite à penser le philosophe, le même qui est invoqué par de nombreux gilets jaunes dans la sincérité de leurs cris. Le Logos universel s’érige en principe auto-réalisateur, subsume tout particulier dans son universel, et ce faisant, s’auto-effectue comme totalité effective, mais il le fait par le truchement du Capital (l’individu est objet d’un processus de production devenu sujet), armé de la Techno-logie comme moyen de mobilisation (l’individu est rouage d’une machine artificielle et de plus en plus d’ailleurs virtuelle) des communautés humaines massifiées (la Volonté générale aliène les volontés particulières). C’est contre cette totalisation que s’élèvent les gilets jaunes.

Ainsi, le totalitarisme, plus qu’une forme de régime politique, est en fin de compte au fondement de la modernité occidentale en tant qu’accomplissement de son destin métaphysique. Et, les deux grands totalitarismes politiques du XXe siècle, loin d’épuiser en eux la substance du concept, ne font que confirmer l’essence ainsi circonscrite avec ses traits saillants : ils n’auraient précisément pas pu avoir lieu sans l’émergence du capitalisme et la révolution industrielle.

La figure du Juif

Alors, finalement, où est le Pouvoir ? Qui le détient ? Quel est le principe à l’œuvre dans les phénomènes ? C’est précisément car nous sommes bien incapables de localiser le pouvoir, car la cause efficiente des phénomènes est diluée partout et nulle part à la fois, que la puissance de la totalité est en quelque sorte immanente, donc inapparente, disloquée et anachronique, que la mythologie complotiste est en expansion maximale, elle qui cherche des narratifs pour donner du sens, tenter de rationaliser ces phénomènes à présent hors d’atteinte. « Qui dirige la France ? », au constat que le commandement est ailleurs, mais d’un ailleurs totalement abstrait, le complotiste répond : Serait-ce l’UE la source de tous nos maux, ou bien une oligarchie secrète se réunissant à Davos ? Le cas échéant, seraient-ce donc les illuminatis, les francs-maçons, les Russes dont l’existence dans l’obscurité seraient le principe rendant intelligible ce monde aux processus sans cause apparente ? Ou bien alors les Juifs ? Non seulement la modernité occidentale peut être comprise dans son essence à partir de sa logique totalitaire, mais plus encore, cette même logique exhibée peut donner de nouvelles clés de compréhension à l’envol du phénomène conspirationniste.

La figure du Juif est alors, dans ce panorama, tout à fait particulière. En rapport avec toute totalisation, les Juifs ont toujours représenté l’altérité irréductible. Pour paraphraser Lyotard qui a parfaitement mis en lumière le premier cet état de fait, « les juifs sont dans l’esprit de l’Occident, ce qui résiste à son esprit, ils sont dans son progrès ce qui rouvre l’inaccompli, dans sa volonté ce qui entrave sa volonté. Ils sont le dehors dans le dedans, hors espace-temps »[5]. Ils incarnent malgré eux et quoiqu’ils aient toujours voulu (et souvent réussi à) s’intégrer, le rappel incessant de l’inexpugnable distance originaire entre Athènes et Jérusalem, de l’antique « antagonisme entre une religion civile immanente à l’État et l’infinie transcendance du Dieu d’Israël »[6], ce peuple, jusqu’il y a peu, sans Etat. Et, il en va de même au sein du monde islamique dont l’histoire peut aussi être vue en tant que totalisation par la parole du Prophète, les juifs y sont ces frères qui font défaut à la totalité islamique, comme les apostats de l’Islam, qui incarnent malgré eux et quoiqu’ils auraient voulu s’y intégrer, la distance originaire et abyssale entre Jérusalem et la Mecque. Pour les antisémites alors, empêchant la clôture du sens et de la totalité, les juifs ne sont rien de particulier à défaut d’entrer le tout, ils ne sont rien puisque non subsumables dans la totalité, ils ne sont rien, et comme tout rien, menaçants et horrifiants pour l’Ordre, il faut donc les anéantir. Ce qui rend d’autant plus fou l’antisémite et déstabilise nos contemporains, c’est donc l’incompréhensible persistance du fait juif [7]dans l’Histoire, et l’incompressible multitude de vies humaines qui n’en finissent pas d’avoir l’intention d’être juives, donc autres, absolument. L’Autre absolu, en 2019, ce rien insensé, soit on le transcende en ennemis des « sages de Sion », en « Rotschild de la finance », soit on cherche à l’annihiler. Et comme le note Philippe Muray, le capital devenu « homonyme de Dieu » est le « point d’épouvante et d’angoisse de la religion du progrès. Point de mire de la haine sociale qui se convertit en une furieuse passion catéchuménique dirigée vers celui qui apparaît homonyme de cet argent fuyant : le Juif. »[8], et ce alors, que l’on soit de gauche, de droite, islamiste ou même gilet jaune.

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[1] Martin, É. (2014). Le totalitarisme sans état : Entretien avec Jean Vioulac. Liberté, (303), p 11.

[2] Vioulac, J. (2013), La logique totalitaire, Collection Epiméthée, PUF, p 48.

[3] Ibid, p 49.

[4] Martin, É. (2014). Le totalitarisme sans état : Entretien avec Jean Vioulac. Liberté, (303), p 12.

[5] Lyotard J.F (1988), Heidegger et « les juifs », Ed : Galilée, p 44

[6] Vioulac, J. (2013), La logique totalitaire, Collection Epiméthée, PUF, p 65.

[7] Expression empruntée à Jean-Michel Salanskis, Salanskis, JM. (2018), Le fait juif, Les belles lettres.

[8] Muray, P. (1984), Le XIXe siècle à travers les âges, Denoël, p. 255-256

 

Johann Margulies

Johann Margulies

30 ans, ingénieur nucléaire passé par Sciences Po, écrivain, consultant et professeur. Obsédé par l'écologie et Jung, ne s'endort jamais sans Nietzsche. Blog personnel: www.mindyness.com

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