Si la qualification de journaliste n’est pas subordonnée à la détention d’une carte de presse, cette dernière constitue néanmoins un sésame. Un gage objectif de crédibilité, une source de fantasmes et de polémiques souvent d’assez mauvaise qualité aussi…
Avec ses bandes tricolores et son matricule attribué ad vitam, elle force et induit une forme de respect. De manière plus terre-à-terre, elle confère également à son propriétaire, en sus de la gratuité des musées, un abattement fiscal de 7 650 € annuel (ce montant a été fixé par le gouvernement Jospin, qui a rétabli cette niche supprimée par le gouvernement Juppé) qui fait couler beaucoup d’encre, sans doute plus que d’autres niches moins connues et moins… médiatisées.
C’est ce qui explique les convoitises qu’elle suscite, même si les journalistes non-encartées, on le sait moins, peuvent aussi prétendre à la précieuse allocation pour frais d’emploi, à condition de pouvoir la justifier. C’est certainement là que le bât blesse et c’est sans doute dans ce coup de pouce bientôt centenaire qu’il faut chercher les vraies raisons de la tribune parue cette semaine dans les colonnes de France Info, même si certains signataires – très minoritaires – disposent déjà de la fameuse carte. Sous couvert de difficultés à pouvoir l’obtenir, alors que démontrer qu’au moins la moitié de ses revenus issus de l’information et officier pour un média reconnu par la CPPAP suffisent toujours, en tout cas officiellement, un aréopage de reporters (ou autoproclamés), photoreporters, journalistes, photojournalistes, pigistes et autres photographes indépendants qui ne se sont pas fondus dans le moule, de gré ou de force, exige sa part de gâteau.
« Ce n’est ni à l’exécutif, ni au législatif de décider de notre façon de travailler »
Déjà très décrié, pour ne pas dire largement détesté dans nos frontières, rarement bien rétribué et en perpétuelle réinvention, le métier de journaliste se trouve ainsi en quelque sorte confisqué par une clique dominée par des succédanés, électrons libres ou appartenant à des publications de faible renommée qui veulent eux aussi en croquer. Par un agrégat d’individus pour certains très marqués politiquement et qui, pour avoir vaillamment investi le marigot des Gilets Jaunes, avoir souffert des gaz lacrymogènes et avoir vu (seulement vu, mais c’est énorme) les tirs de flashballs raser leurs épaules, se sentent pousser des ailes. Ainsi les ersatz de reporters de guerre, journalistes low cost, le plus souvent à leur compte, inclassables subalternes, jobastres encagoulés et autres permanents du spectacle de la rue qui veut gouverner, las d’être empapaoutés par le système et brocardés par les méchantes forces de l’ordre, revendiquent-ils la carte qui sonnera le glas de leur précarité.
« Nous rappelons que le rôle de l’Etat dans une démocratie n’est pas de définir le cadre de la liberté de la presse. Ce n’est ni à l’exécutif ni au législatif de décider de notre façon de travailler. Comme le rappelle la Charte éthique des journalistes, nous n’acceptons que la juridiction de nos pairs », écrivent-ils, graves, martiaux et solennels, sans même être tous journalistes (!) Et d’invoquer « les réalités économiques de (notre) métier » pour expliquer les difficultés croissantes à obtenir la carte de presse, pourtant délivrée par une commission d’experts qui savent faire la part des choses et se fondent sur des dispositions relativement limpides.
La CCIJP siffle la fin de la récréation
Cette commission, la CCIJP (pour « Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels·les » ; car oui, les signataires sont aussi adeptes de cette nouvelle merveille égalitaire et politiquement immaculée qu’est l’écriture inclusive), se doit désormais « de tenir compte de l’évolution de nos métiers ». « En nous attribuant une carte de presse, la CCIJP marquerait sa solidarité avec les plus précaires d’entre nous et ferait un geste politique fort en faveur de la liberté de la presse en France », concluent-ils.
D’ordinaire tarissable, l’intéressée n’a pas apprécié de se faire dicter sa conduite, encore moins d’être morigénée et a réagi à l’injonction en se fendant d’un mail à l’endroit des journalistes encartés – car, répétons-le, on peut être journaliste sans être détenteur d’une carte de presse. « Si elle est le baromètre de la profession, la CCIJP n’est pas à l’origine de la conjoncture économique et sociale du secteur, encore moins de celle du pays. Elle engage donc les signataires à interpeller les vrais responsables des situations évoquées », a-t-elle d’abord tonné, rappelant ainsi accomplir « sa mission définie par la loi, avec bienveillance pour le demandeur, en tenant compte de sa situation individuelle, mais avec le souci du bien commun et de l’unité de la profession ».
Et de s’interroger : « qu’adviendrait-il de cette profession si demain, il s’agissait d’attribuer une carte professionnelle dépréciée ou dévalorisée ? »
En d’autres termes, ne leur en déplaisent, il n’y a toujours pas de place pour les Iznogoud du samedi après-midi, pour les irréfragables raisons « qu’un journaliste ne peut pas être aux termes de la loi un travailleur indépendant et doit donc être salarié (art. L. 7113-3) et, que la convention collective nationale de travail des journalistes indique dans son article 6 « qu’aucune entreprise visée par la présente convention ne pourra employer pendant plus de trois mois des journalistes professionnels et assimilés qui ne seraient pas titulaires de la carte professionnelle… » »
La CCIJP défend la liberté de la presse, réajuste les conditions d’attribution le cas échéant, mais sa mission ne saurait être d’ordre philanthropique. Elle n’a vocation ni à encourager les talents extra-journalistiques, au risque de mélanger torchons et serviettes, ni à compenser les prévarications de policiers par trop zélés et stressés, ni à s’ériger en mère la morale. Encore moins à réécrire la loi à l’avantage de courtisans en mal de reconnaissance officielle et de pouvoir d’achat, fussent-ils avec un casque floqué « presse » sur la tête ou un appareil photo en bandoulière. Quant à la carte qu’elle délivre, elle n’est pas une pochette surprise, pas plus qu’elle n’a valeur de récompense au concours du meilleur photographe ou du plus beau cliché.
L’obtention de la carte de presse doit pouvoir se justifier, en plein accord avec la législation. La carte de presse est aussi apolitique ; elle se veut imperméable aux conflits sociaux, aux manœuvres politiciennes, aux ratatouilles citoyennes, elle se mérite et un journaliste encarté demeure un professionnel dont les spécificités doivent être respectées. Un automobiliste du dimanche n’est pas un pilote de course, tout comme le titulaire d’un permis bateau ne peut que rarement prétendre à faire la Route du Rhum, et tout comme le membre d’une troupe amateur de théâtre n’a que peu de chances de tourner un jour avec Gérard Depardieu.
S’il n’est pas toujours aisé de séparer le bon grain de l’ivraie, surtout dans ce métier qui déchaîne passions, colères et jalousies, au nom de quoi le journalisme serait-il différent ?