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« I miss you Alain ». Au volant de cette Williams-Renault qu’il n’aime pas, Ayrton Senna, comme cela lui arrive parfois, laisse publiquement parler ses sentiments. La caméra embarquée filme son tour de piste à Imola et même s’il partira ce dimanche 1er mai 1994 en pole position, le pilote brésilien va mal.

Il y a cette voiture qu’il peine à dompter, comme une partition qu’il ne décode pas, lui le Mozart de la piste. Un camion versatile avec lequel il  n’a pas encore inscrit le moindre point, en deux Grands Prix. Il y a la retraite d’Alain Prost, le seul rival à sa mesure, du moins l’estime-t-il, et qu’il s’était juré de toujours battre, quitte à prendre des libertés avec le règlement. Voire à s’asseoir dessus.

Il y a surtout eu la mort, durant les essais, de son condisciple autrichien Roland Ratzenberger, au lendemain d’un autre accident spectaculaire dont son compatriote brésilien Rubens Barrichello avait miraculeusement réchappé.

Très attaché aux questions de sécurité, Ayrton Senna a beaucoup pleuré et a maintenant le masque. Le triple champion du monde, pilote le plus titré en activité, a peur. Comme il le confiera bientôt au téléphone à sa fiancée, le mannequin Adriane Galisteu, il ne sent pas cette course.

Un week-end maudit

Peu avant le départ, les caméras de télévision captent les images d’un héros étrangement troublé. D’ordinaire impavide, le Pauliste semble perdu dans ses pensées, le regard fuyant. Non, il ne sent pas cette course.

A 33 ans, il a déjà entamé la dernière ligne droite de sa fabuleuse carrière. Il sait que la Williams cuvée 1994, contrairement à ses deux dernières aînées, compétitives au point de réduire la concurrence à la portion congrue, n’est pas en mesure de rivaliser avec la Benetton de Michaël Schumacher, dont il doute de surcroît de l’intégrité technique.

A son premier cercle, il a fait part de ses craintes. Eprouvé, déjà usé, la motivation fluctuante, il préférerait ne pas courir… mais se reprend. Certains ont réussi à le circonvenir. Non, un pilote de sa trempe n’a pas le droit de se défiler. Il doit piloter, indépendamment de l’environnement extérieur, même si la mort rôde.

Parce que ce Grand Prix est décidément dramatique, un nouvel accident au départ fige les positions. Il faut suivre le safety car, le temps de quelques tours, le temps de nettoyer les débris. Les débats sont neutralisés, mais voici que la norme reprend ses droits.

Ayrton Senna est en tête. Il fonce, pied au plancher, les états d’âme dans le paddock. A moins que… Il faut conforter cette première place si douloureusement acquise et vite creuser l’écart. Prendre les dix points. Le triple champion du monde ne voit personne dans le rétroviseur et aborde le virage Tamburello à plus de 210 km/h. Des zones d’ombre subsisteront à jamais sur la suite exacte des événements, mais il ne maîtrisera pas cette courbe.

Officiellement à cause d’une rupture de la colonne de direction, la Williams-Renault ne tourne pas. Devenue incontrôlable, elle file droit vers le mur. Quoique d’une extrême violence, le choc n’aurait certainement pas été fatal si le triangle supérieur de sa suspension avant droite n’était pas venu perforer son casque.

La malchance, constante de ce week-end saint-marinais maudit… et qui verra encore la Minardi de Michele Alboreto perdre une roue avant de blesser plusieurs mécaniciens à onze tours de l’arrivée.

Une onde de choc planétaire

Le monde la Formule 1 est anéanti et le Brésil sait qu’il devra se résoudre à dire adieu à l’enfant chéri. A l’icône. A celui qui a porté haut ses couleurs, plus haut encore que Nelson Piquet et même que Pelé.

Il est 14h18. Touché au cerveau, Ayrton Senna, le front enfoncé, de multiples fractures, est d’abord secouru sur la piste. Devant la gravité de son état, il est héliporté vers l’hôpital de Bologne une dizaine de minutes plus tard, mais il n’y a plus rien à faire. En fin d’après-midi, malgré les efforts désespérés du corps médical, son décès est officiellement prononcé.

C’est une onde de choc planétaire. Au Brésil, patrie d’Ayrton Senna, qui en a fait un héros national et a accéléré avec lui pendant dix ans, le temps s’arrête. Lors d’un match de football retransmis en direct, des images de sa carrière commencent à défiler sur l’écran géant. Les vingt-deux joueurs comprennent. Le ballon sort des limites du terrain et ils s’agenouillent avant de prier de concert, quand le public, comme habité, applaudit à tout rompre en scandant d’interminables « Senna ».

Le monde la Formule 1 est anéanti et le Brésil sait qu’il devra se résoudre à dire adieu à l’enfant chéri. A l’icône. A celui qui a porté haut ses couleurs, plus haut encore que Nelson Piquet et même que Pelé.

Trois jours de deuil national seront décrétés. Bientôt, cinq cent mille personnes suivront le cortège funèbre dans les rues de São Paulo et le mythique casque auriverde sera posé sur le cercueil. Avec d’autres, Alain Prost le portera. Parce que la mort efface tout. Parce que c’était Ayrton. Parce que c’est Alain.

Parce qu’ils sont liés à jamais, par toutes leurs fibres. Par-delà les inimitiés passées, les déclarations au vitriol, les manœuvres douteuses.

Une rivalité mythique

C’était l’époque où l’électronique n’avait pas encore pris le pouvoir. Celle du pilotage pur. L’âge d’or d’une Formule 1 sans doute moins aseptisée qu’aujourd’hui, avec une assistance somme toute relative et des personnalités très fortes.

Alain Prost n’aurait pas été si grand sans Ayrton Senna, aussi sûrement qu’Ayrton Senna n’aurait pas été si grand sans Alain Prost. De cinq ans son aîné, le méthodique pilote français, redoutable tacticien, exceptionnel technicien, a toujours été l’homme à battre pour le Pauliste.

Devenus coéquipiers chez McLaren en 1988, avec l’assentiment du taulier, débarqué dans l’écurie anglaise quatre ans plus tôt, les deux hommes ont commencé par se respecter, avant que leurs relations ne se dégradent. Les mécaniciens de Honda, le motoriste de l’époque, acquis à la cause d’Ayrton Senna, pour lequel ils s’investissaient beaucoup plus, ont sans doute contribué à l’érosion de leurs rapports, tout comme le tempérament fougueux du Brésilien, fou d’orgueil obnubilé par la pole et qui se croyait (presque) tout permis.

Pour Ayrton Senna, la fin pouvait justifier les moyens. Moins chien fou, moins épris de vitesse pure, plus en contrôle, Alain Prost se voulait plus respectueux des hommes et des usages, ce qui ne l’a pas empêché de couper la route à son acolyte au Grand Prix de Suzuka en 1989, alors que leur rivalité avait atteint son pinacle. Un an plus tard, sur ce même circuit, Ayrton Senna, furieux de partir du côté sale de la piste malgré sa pole position, soupçonnant de longue date le président de la Fédération Jean-Marie Balestre de favoriser son compatriote, transféré chez Ferrari (avec l’ambition de recouvrer son lustre d’antan et la volonté d’évoluer aux côtés d’un binôme moins ondoyant), prenait sa revanche et poussait sciemment ce dernier dans le décor dès le premier virage. Un véritable « attentat » qui aurait dû lui valoir une disqualification et même une longue suspension.

C’était l’époque où l’électronique n’avait pas encore pris le pouvoir. Celle du pilotage pur. L’âge d’or d’une Formule 1 sans doute moins aseptisée qu’aujourd’hui, avec une assistance somme toute relative et des personnalités très fortes. Le règne de deux chevaliers du bitume dont l’écot en faveur de la compétition-reine aura été considérable.

Une époque révolue, mais inoubliable, avec comme souvent dans l’histoire du sport, deux prodiges  aux qualités et aux tempéraments différents, mais régis par le même but : la victoire.

Alain Prost existait avant l’avènement d’Ayrton Senna et Ayrton Senna a gagné sans Alain Prost. Pour autant, la période 1988-1990, quand les deux hommes étaient au maximum de leurs possibilités, avec des mécaniques équivalentes ou à tout le moins évoluant dans les mêmes sphères d’excellence, restera l’une des plus belles pages du sport automobile, avec des doublés McLaren en cascade lorsqu’ils étaient coéquipiers, des dépassements de légende et des coups de gueule dans des médias qui n’en demandaient pas tant.

Trente ans après et vingt-cinq ans après la mort du Brésilien, d’aucuns se remémorent quelques moments magnifiques : les multiples victoires à Monaco, les poles positions chaque week-end ou presque (65 au total, ce qui fut longtemps un record), les prouesses sous la pluie, l’incroyable victoire à Interlagos en 1991, malgré une boîte de vitesse cassée, la folle « remontada » de Donington en 1993. L’accolade fraternelle aussi, sur le podium d’Adelaïde, Grand Prix remporté par Ayrton Senna alors qu’Alain Prost était déjà champion du monde, comme un point final à des années de débordements et d’invectives.

Coupables de s’être trop détestés, Ayrton Senna et Alain Prost auront mis longtemps à se pardonner. Ils en ont néanmoins eu le temps et ont fini par s’apprécier sincèrement, s’écouter et se confier l’un à l’autre, sauvant ainsi l’essentiel.

Un quart de siècle plus tard, il reste un constat amer, celui de l’impossible deuil d’une époque, d’un homme délicieusement excessif, génie mystique, personnification du risque, roi des qualifications et dieu du tour.

« We miss you, Ayrton ».

 

Guillaume Duhamel

Guillaume Duhamel

Journaliste financier originellement spécialisé dans le sport et l'écologie. Féru de politique, de géopolitique, de balle jaune et de ballon rond. Info plutôt qu'intox et intérêt marqué pour l'investigation, bien qu'elle soit en voie de disparition.

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