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La cathédrale Saint-Etienne de Metz qui possédait déjà la surface vitrée la plus importante de toutes les cathédrales d’Europe ( 6500 m2) s’était  ensuite particulièrement singularisée après la  seconde guerre mondiale  avec son   entrée fracassante dans la modernité. 

Rompant, en effet,  avec l’académisme  ambiant de l’art sacré de l’époque, puisqu’on fit appel  à des artistes de renom tels que  Jacques Villon, Roger Bissière et  Marc Chagall pour remplacer des vitraux  anciens endommagés.

Certes,  cette audace résultait avant tout  de  la volonté d’un homme,  Robert Renard, le nouvel architecte en chef des Monuments Historiques, qui avait rejoint les acteurs  du renouveau parmi lesquels  le père  dominicain Alain Couturier. On retiendra d’ailleurs  de ce religieux atypique, cette affirmation qui se  révélait être sans ambiguïté pour l’avenir  : « Mieux  vaut faire appel  à de grands  artistes sans la foi  qu’à des croyants sans génie. »

Ce message semble d’ailleurs avoir porté ses fruits puisque  depuis  l’ouverture à « l’art de notre temps » de notre cathédrale,  les querelles  paraissent déjà dépassées, comme résultant  d’un autre âge. Bien entendu le temps est passé par là mais surtout la vraie réussite de l’introduction  de l’art contemporain dans ce lieu    résulte  de sa parfaite adéquation  avec l’esprit de ces lieux cultuels.

En apportant, en effet,  un nouvel art de la couleur, les vitraux  contemporains , mieux  parfois que d’autres,  ont   souvent permis de faire  vibrer, ce sens de l’infini comme pour attester  de la présence divine. Donnant  rétrospectivement raison  à saint Bonaventure qui au XII° siècle consacrait déjà le bien-fondé de ce lien : « la lumière vient de Dieu  et les couleurs viennent de la lumière ». 

Par ailleurs, le mouvement d’ouverture à l’art de notre temps  reste toujours autant  actif et présent  dans notre cathédrale  puisqu’en septembre 2022, une nouvelle étape va être à nouveau franchie. Ainsi avec  l’inauguration des seize baies du transept sud de la cathédrale réalisées par l’artiste sud-coréenne Kimsooja, on va  connaître les tout derniers développements  de  ce même courant avant-gardiste.

Cette artiste avait été choisie à l’issue d’une commande publique menée par la DRAC (Direction Régionale des Affaires Culturelles). Avant elle, des artistes de renom avaient déjà été sollicités, Gérard Garouste  en 1991  et Jean-Pierre  Raynaud en 2014, mais leurs propositions n’avaient pas abouti avec le clergé.

Qui est Kimsooja ?

L’artiste sud-coréenne Kimsooja./Yann Gachet/Ville de Poitiers

Née en 1957 à Daegu (Corée du Sud), elle se présente comme une artiste multidisciplinaire, plasticienne et vidéaste.

Très tôt, son travail se focalise sur l’étoffe et le tissu qui devient ses matériaux emblématique. Elle se sert dit-on du tissage comme allégorie à la féminité !

Après des études de peinture à l’université de Séoul et ensuite dans un atelier de lithographie à l’Ecole nationale des beaux arts de Paris, elle n’a cessé ensuite d’effectuer des va-et-vient entre New-York , Séoul et Paris.

De même, son travail, on le découvre également dans beaucoup d’autres endroits et lieux différents aussi bien dans des Musées (Guggenheim, Centre Pompidou de Metz en 2015…), des galeries américaines ou européennes ainsi qu’aux biennales et triennales internationales de Busan(2016,2002), Venise (2019, 2013, 2007 …), Istanbul (1997).

A l’image de ses différents déplacements dans le monde, sa pratique artistique est multiple et multiforme. Rien d’étonnant par ailleurs  si son langage artistique se développe à partir des performances, films et photographies !

Elle est une artiste du XXI° s., une artiste nomadiste  qui épouse son temps et son époque. Un art inaugurant un monde ouvert,  qui débarrassé des frontières ainsi que  de toutes formes de préjugés et discriminations,  puisse  développer une conscience humaniste  de l’altérité.

C’est pourquoi pour elle , l’idée de partage devient de plus en plus prégnante dans ses nouvelles réalisations artistiques. Selon Emma Lavigne du Centre Pompidou de Metz, qui rapporte les propos de l’artiste, « il faut une oeuvre qui ne soit pas possédée mais partagée par le maximum de visiteurs » d’où son intérêt croissant pour l’art visuel.

Depuis la Biennale de Venise en 2013 et surtout depuis Metz en 2016 au Centre Pompidou, elle va expérimenter un travail sur l’univers coloré et introspectif. Son installation « To Breathe » va notamment transfigurer l’espace du Centre Pompidou-Metz. 

Afin de permettre cette métamorphose, les surfaces vitrées sont recouvertes de filtres qui diffractent la lumière naturelle en un spectre chatoyant. Cela permet de casser les limites naturelles par un jeu de transparence entre intérieur  et extérieur.

Il s’agit certes d’un jeu visuel pour éveiller les sens du spectateur, mais au-delà d’un simple spectacle qui produit égarement et étonnement, il s’agit rien de moins  que de permettre un voyage dans un autre monde !

To Breathe au Centre Pompidou-Metz

Les seize baies vitrées du transept sud de la cathédrale

A la suite de ce travail au Centre Pompidou, la cathédrale de Metz devenait alors presque «  le passage  obligé » pour continuer en quelque sorte ce même voyage visuel initiatique.

Pour son projet de création, il avait été retenu le transept sud de la cathédrale Saint-Etienne, en remplacement d’une vitrerie  losange, dépourvue de verres colorées. 

Le travail de Kimsooja  concerne alors en tout  seize baies vitrées à deux lancettes chacune.  Les baies se répartissent  de façon égale sur les  deux  faces du transept, en raison de 8   baies  sur chacune des deux  qui se trouvent vis-à-vis dans le triforium du bras sud du transept, soit 8 baies face est et 8 face  ouest.


8 baies de la face est


8 baies de la face ouest

Les couleurs d’Obangsaek et leur interprétation

Kimsooja a tenu à conserver le motif d’origine des verres losangés qui existaient initialement.

Mais pour les couleurs des verres,  elle reprend les couleurs traditionnelles d’Obangsaek qui est le spectre des couleurs en Corée et qui représentent les directions  et les points cardinaux.

En effet, en Corée chacune des 5 couleurs est associée à une direction: le jaune au centre, le Bleu à l’Est, le Blanc à l’Ouest, le Rouge au Sud, et le Noir au Nord.

Cela conduit à observer un dégradé de couleurs allant du jaune orangé au violet à l’identique d’un arc-en ciel. 

En parcourant du regard  l’ensemble des 32  lancettes logées dans les deux faces, en partant de la face est   jusqu’à la dernière  lancette de la face ouest, on découvre alors  le même  jaune orangé tout au début  mais  également à la fin comme s’il s’agissait d’un récit qui ne se terminait jamais puisqu’il est en boucle.

Le mouvement circulaire de la répétition crée  alors un hors-le-temps, où le passé côtoie le présent, le jadis le maintenant. Un voyage perpétuel à travers le temps qui donne effectivement l’illusion de l’éternité.

De plus cette impression d’échapper au temps résulte aussi de la volonté de la créatrice  de vouloir faire   de ses vitraux un véritable  tableau bidimensionnel. 

Le projet a été réalisé en collaboration avec le maître verrier Pierre Parot. Le processus créatif a permis de mélanger les techniques traditionnelles aux techniques les plus modernes.

Ainsi l’on a pu combiner les verres soufflés traditionnels  aux verres industriels dichroïquesqui changent de couleur en fonction de la lumière.

L’ancrage et la mobilité, les deux thèmes majeurs de son oeuvre 

La création vitrailliste de l’artiste renvoie en fait aux deux thèmes majeurs qu’on découvre  en permanence dans toute son oeuvre, à savoir l’ancrage et la mobilité ( voir l’article de Art press de 2014 https://www.artpress.com/wp-content/uploads/2014/12/2202.pdf)

L’ancrage  c’est d’abord sa  façon de retourner aux techniques ancestrales. Dans ses différentes installations, cela prend souvent la forme du drap de lit et du tissu de fabrication coréenne qu’elle utilisera  comme base dans ses différentes installations.

S’agissant de la cathédrale, Kimsooja aura également recours à la tradition,  puisqu’elle conservera le motif des verres losangés, semblables à l’existant. 

Ainsi au lieu d’un changement radical, elle privilégiera  l’ association   entre  le verre traditionnel soufflé  et un verre industriel dichroïque, les deux verres assemblés à l’aide d’un montage Tiffany (toutes les pièces étant brasées au moyen de tiges d’étain au lieu du plomb).

La mobilité qui est l’autre terme de sa démarche artistique renvoie aux personnages filmés dans la rue qui est une manière pour elle de saisir le côté fuyant, fugace de la vie …! 

Cela provient de ses performances filmées engageant son propre corps. La vidéo-installation la plus connue fut Needle Woman (1999-2001). L’artiste apparaît de dos, son absence de mouvement contraste avec les vagues de piétons qui l’entourent.

Elle met en évidence l’opposition entre « un temps individuel métaphysique » et  la temporalité lente que « l’artiste oppose à la vitesse du temps collectif ».

Le corps immobile « bouscule », en inversant le concept de l’artiste comme acteur prédominant au profit de la foule qui devient en réalité l’acteur principal.

C’est en fait  ce renversement de statut que l’artiste  propose également à la cathédrale  et qui va  constituer à l’évidence la vraie révolution  apportée par ses vitraux !

C’est le regardeur qui fait l’oeuvre 

En effet, Kimsooja  renverse effectivement le statut de l’artiste en tant qu’acteur prédominant.  Car  toute son oeuvre nous invite en permanence à questionner notre existence, le monde et les épreuves majeures auxquelles nous faisons face actuellement.

C’est pourquoi Kimsooja veut nous rendre acteur de notre destin, d’où son effacement. 

Ainsi à la cathédrale, en  utilisant  le verre industriel dichroïque, l’artiste a voulu concrétiser ce renversement de statut. Grâce à ces  vitraux , c’est le regardeur qui devient dorénavant actif et occupe la place principale.

Le  verre dichroïque permet ce renversement puisqu’il change de couleur quand on se déplace et lorsque la lumière le traverse.

le regardeur  devient alors le véritable acteur de l’oeuvre. L’oeuvre dépend de son regard, celle-ci se modifiant au gré de ses passages et en fonction des moments de la journée.

Ce renversement de statut de l’artiste au profit  du regardeur est une révolution qui nous vient de Marcel Duchamp.

Agissant à l’opposé d’un Courbet qui pose les regardeurs et les modèles dans la passivité, comme un artiste démiurge, Marcel Duchamp, en revanche  disparait au profit  du regardeur , le seul sujet   actif. C’est pourquoi l’on dira que c’est le regardeur qui fait l’oeuvre et qui occupe la place principale.

D’ailleurs Emma Lavigne avait bien pressenti que le travail de Kimsooja sera une oeuvre tout à fait singulière à la cathédrale de Metz. 

Aux côtés opposés des mémorables vitraux réalisés dans les années 1960 par Marc Chagall dans le déambulatoire nord, son oeuvre « ne sera pas une intervention classique »  et plus loin «  ses vitraux affirmeront leur présence d’une façon différente. La lumière s’effacera pour rejaillir à d’autres moments, installant  rythme et intensité dans le transept. » attribuant par conséquent une place privilégiée au visiteur.

Enfin, il est surprenant de constater que cette nouvelle proposition vitrailliste  s’inscrit en réalité  dans une parfaite cohérence par rapport aux autres réalisations d’artistes contemporains.

Entre la Chapelle du Saint-Sacrement où Jacques Villon (frère de Marcel Duchamp)  fit déjà éclater la lumière de mille façons et de l’autre côté, Chagall qui la créa dans l’endroit le plus sombre de la cathédrale, Kimsooja se situe en fait à mi-chemin, puisqu’elle  déconstruit et recompose également à sa manière la lumière !

Certes, certains esprits chagrins  diront qu’elle  joue avec la lumière, alors que  Chagall, lui  en revanche la crée ! Mais c’est oublier aussi que cette artiste  nous offre  à travers « cette nouvelle palette visuelle abstraite  une expérience personnelle, singulière et unique » ( selon  un article de la Drac) puisque nous devenons tous acteurs de son oeuvre ! 


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Christian Schmitt

Critique d'art. Auteur de "l'univers de J.L. Trévisse, artiste peintre" (ed. Lelivredart 2008) et de trois autres ouvrages sur les vitraux réalisés par des artistes contemporains aux ed. des Paraiges: Jean Cocteau (2012), Jacques Villon (2014) et Roger Bissière (2016). A retrouver sur : http://www.espacetrevisse.com

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