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Né à Argenteuil le 13 mai 1882, rien ne prédestinait Georges Braque cet enfant taiseux à côtoyer  les plus grands artistes de son époque et  à  devenir également lui-même un grand nom de la peinture.

Or, il prétendait ne disposer d’aucun don. 

La seule chose qui comptait véritablement  à ses yeux c’était  le travail et uniquement le travail.

La famille Braque quitte Argenteuil pour le Havre en 1890.

Son père dirigeait une entreprise de bâtiment et ensuite de peinture de décoration et c’est pourquoi son fils Georges effectua très tôt un apprentissage de peintre décorateur.

En réalité, il délaissa très vite  cette activité professionnelle, car il s’adonnait le plus souvent  en solitaire à l’exploration des apparences.  Il partait pour de longues virées à bicyclette, sur la côte ou à l’intérieur des terres, le chevalet en bandoulière à la recherche d’un motif idéal ( le canal de Tancarville, la Seine à Honfleur…).

Toujours seul, car il n’avait pas besoin de compagnon  et par ailleurs il se détachait déjà des écoles et notamment de « la peinture officielle ».

Loin de rechercher un surplus décoratif, il préférait le décor minimaliste et refusait le somptueux et le superficiel. 

Il se réfugiait  volontiers dans la poésie, les anciens comme Pindare, Lucrèce mais également les modernes Mallarmé, Baudelaire, Apollinaire, Reverdy, Prévert.

Mais de plus en plus attiré par la peinture, il s’inscrira finalement à l’académie Humbert où il rencontra Francis Picabia, le premier peintre que j’ai connu disait-il ! Mais également Marie Laurencin.

Pour son inspiration, il allait volontiers au Louvre. Séduit par Ucello, car  il admirait chez lui l’ordonnateur de plans et le visionnaire,  mais aussi son côté poète coloriste.

Lui-même ne sera jamais un impressionniste, pas même un post-impressionniste mais à un moment, il sera toutefois pris dans la tourmente du fauvisme, avec  la rencontre des peintures de Matisse et de Derain à leur période fauve.

Les fauves galvanisent alors Braque  et le poussent à l’action. Il se présentera au Salon des indépendants en 1906 avec 7 oeuvres – mais aucune ne suscitera un quelconque intérêt. Braque les détruira alors toutes.

A la suite de cet échec, il entreprit alors une sorte de ressourcement  en migrant en octobre 1906 dans le Midi à l’Estaque pour s’inspirer des paysages de Cézanne. Il y découvre un horizon qui n’est plus fixe mais qui flotte librement et ce paysage est pour lui aussi malléable que la pâte à modeler.

Il y retourne en 1907 et décide de traiter en série chacun des éléments qui composent ce lieu ( ses maisons, ses arbres, ses routes, son viaduc).

Ce traitement pictural va déboucher sur un style de peinture qui n’a pas de nom, pas d’école…et laisse ses confrères époustouflés.

Car ce peintre  ne conçoit pas un paysage selon la manière traditionnelle et c’est cela aussi qui va le propulser dans un partenariat avec Picasso.

En réalité c’est Georges Braque qui invente  le cubisme, c’est lui qui définit le mieux  les motifs cubistes et qui crée l’espace cubiste.

Mais   en même temps ce nouveau « -isme » n’aurait peut-être pas vu le jour sans Picasso en raison de la dynamique de la relation entre ces deux hommes.

En « cordée en montagne » avec Picasso (1908-1914)

Au début de leur partenariat, Picasso lui présente une oeuvre de plus de 2 mètres, les « demoiselles » qui est une scène de bordel, le Bordel d’Avignon.

Il cache ensuite ce tableau et ne le présentera au public qu’en 1916.

Pour Picasso, les Demoiselles d’Avignon fut sa première toile d’exorcisme. Alors que 

pour le peintre espagnol, les masques africains sont des intercesseurs, des paratonnerres contre le mauvais sort, Braque en revanche n’y voit avant tout que  des sculptures.

En fait ces deux artistes sont aussi dissemblables  que complémentaires.

Braque ne parle pas, il agit selon l’adage  « les seuls oiseaux qui parlent sont les perroquets, mais ils ne volent pas très haut ! » 

Sur les Maisons à l’Estaque, Matisse parle  d’un tableau fait de petits cubes… ce premier tableau de Braque constitue en fait l’origine du cubisme et non les Demoiselles d’Avignon.

Et c’est grâce à Cézanne que Braque a découvert une construction nouvelle !

Lorsqu’il aborde ensuite le portrait de femmes, il s’agira avant tout pour lui d’un exercice au service de la peinture et non au service de l’amour-propre du peintre comme c’est le cas bien souvent pour Picasso.

Ainsi lorsqu’il peint une Jeune fille à la croix en 1911 (voir ci-dessous) , il réalise certes  un tableau cubiste bien sage même  si celui-ci émet par ailleurs un rayonnement particulièrement intense.


La jeune fille porte dans les cheveux une couronne de marguerites  pour rappeler la figure de Sainte Marguerite, qui avait été une vierge martyre qui selon la tradition  avait vaincu un dragon.

Or, pour Picasso, les portraits de femmes ont tous tendance à être des exercices d’amour propre. « Ce sont tous des Picasso, disait Dora Maar. Aucun n’est Dora Maar! »

Braque, quant à lui, ne s’adonne pas à de telles pratiques. Son cubisme est un moyen au service de la peinture et non un exercice d’auto-admiration.

On note également entre ces deux peintres de profondes différences de tempérament. L’art de Braque est plus féminin alors que l’oeuvre de Picasso s’avère plus puissante, plus virile.

De même selon Kahnweiler, la démarche de Braque s’avère plus lucide et plus tran quille alors que l’Espagnol lui semble nerveux et turbulent.

La Grande Guerre mettra fin à leur partenariat mais leur amitié restera une réalité de longue durée.

Entre Paris et Varengeville

En 1928, Braque et Marcelle sa femme acquièrent une résidence secondaire à Varengeville, près de Dieppe. Dorénavant  la vie du peintre est à Paris de février à juillet et à Varengeville d’août à janvier.

Pendant l’occupation, il peint des poissons et ce qui étonne c’est leur couleur. Ils sont noirs comme cette période, comme le marché !

Les poissons noirs, 1942, huile sur toile 33×55 cm

Selon Pierre Reverdy, le poisson noir de Braque définit bien cette époque de la guerre et de la tyrannie comme la brème dorée de Goya au temps de l’époque napoléonienne.

« …ils sont noirs et qu’on ne trouve pas de poissons  d’un si beau noir dans la nature , au contraire de ce qu’il en est dans l’espèce privilégiée des hommes. » ( Reverdy, « Une aventure méthodique », p.92-94)

En fait ce qui importe chez Braque c’est de peindre non les choses mais de l’effet qu’elles produisent.

Ici, le noir est plus un état qu’une couleur car si cette nature morte est peut-être silencieuse, chez Braque ce silence se fait plutôt  entendre.

Son attrait pour les oiseaux

Braque reçoit en 1953  une commande pour un plafond  du Louvre , la salle Henri II. Une salle qui accueille les pièces étrusques avec lesquelles Braque ressent  une réelle affinité.

Il veut réaliser sa pensée dans l’esprit du lieu. Il pense à la fois couleur, matière et espace.

« Il faut (dit-il) que la couleur respire, qu’elle ait une place »

Ainsi « pour la salle Henri II, il pense « animation ». Il veut donner une pulsation au bleu là-haut. Il veut les grands oiseaux noirs puissent prendre leur envol. Il veut que les gens « sentent » le plafond comme ils sentent le ciel, sans même lever la tête. » (Georges Braque, le défi silencieux d’Alex Danchev, Hazan,2005, p.234)

Malgré leur massivité, ces oiseaux étonnent par une certaine légèreté qui semble les emporter. « Il faut être léger comme l’oiseau , et non comme la plume »  disait Valéry.

Cela lui rappelle aussi un lien aérien avec le passé puisqu’il a toujours gardé précieusement un des poèmes de la Grande Guerre d’Apollinaire intitulé « Silence bombardé »  dont une strophe semble évoquer son oeuvre qu’il vient de réaliser  au  plafond.

Adieu la nuit

Tous les oiseaux du monde

On fait leur nid

Et chantent à la ronde 

La beauté simple réduite aux simplifications radicales

Avant de quitter le monde le 31 août 1963, Braque travaille depuis deux ans sur une oeuvre qui peut sembler mineure et qu’il intitulera La sarcleuse

Elle étonne par son étrangeté, une sarcleuse désarticulée et échouée dans un champ de blé agité !

Mais aussi avec des oiseaux qui volent au-dessus du champ. Cela rappelle bien évidemment Van Gogh, son champ de blé avec le ciel menaçant aux corbeaux…!

Braque à l’image de ce tableau reste difficile à définir  et à classer.

De son vivant, il n’a jamais galvanisé les foules. Il est resté dans l’ombre de Picasso et de Matisse.

Ce maître de l’art sans l’art , car il apparaît bien souvent comme un peintre sans artifice ou du moins sans le prestige de certains de ses contemporains  en raison d’un cheminement particulier le conduisant à privilégier davantage une voie différente de l’art,  celle de  l’intériorité.

A côté de l’incroyable surproduction de Picasso à sa mort, Braque n’a laissé qu’un travail fait de simplifications radicales, un style qui se réduit à quelques symboles primitifs: un oiseau, une charrue, un nuage, une cruche…

Ainsi de plus en plus on  va le découvrir alors comme un artiste de l’intériorité proustienne.

Selon Robert Hughes : «  on peut difficilement mettre en doute le fait que Braque est le plus grand artiste formel du XX° s. , et depuis Piero della Francesca, rares sont les peintres, qui ont possédé une maîtrise aussi  parfaite d’une structure complexe. Et, ce faisant, il a réalisé quelques unes des images les plus mystérieuses de l’art moderne. » (Hughes, « Objects as poetics »)



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Christian Schmitt

Critique d'art. Auteur de "l'univers de J.L. Trévisse, artiste peintre" (ed. Lelivredart 2008) et de trois autres ouvrages sur les vitraux réalisés par des artistes contemporains aux ed. des Paraiges: Jean Cocteau (2012), Jacques Villon (2014) et Roger Bissière (2016). A retrouver sur : http://www.espacetrevisse.com

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