Modigliani et Jeanne Hébuterne représentent à eux deux toute la tragédie amoureuse qu’on peut imaginer. Unis dans la vie comme dans la mort, leur histoire courte mais passionnée ressemble plus à un champ de bataille contre la misère, la maladie et les diktats sociaux, qu’à un amour tranquille.
« Jeannette, tu es trop jolie pour moi et trop fraîche, et tu pleures des larmes de lait. Tu devrais rentrer chez tes parents. Tu n’es pas faite pour moi ». Ainsi s’adressait Modigliani à sa compagne Jeanne Hébuterne lorsqu’elle devait le porter jusqu’à son lit et le coucher comme un enfant lorsqu’il avait trop bu. C’est avec cette femme dévouée que le peintre italien a passé les trois dernières années de sa vie. Trois années intenses de passion mais aussi de déchéance physique, de misère et de pauvreté. Modigliani rencontre la jeune femme en 1917 par l’intermédiaire de la peintre Chana Orloff. Jeanne a 18 ans, elle est belle et pétille de vie. Ses cheveux auburn, sa peau laiteuse et ses yeux clairs lui donnent un aspect lunaire. On le surnomme même « noix de coco ».
« Avec Modigliani, ce sera plus que cela : elle sera amante, muse et même nounou pour veiller à ce qu’il ne se détruise pas totalement ».
Modigliani, s’il reste très bel homme, est plus proche du stade de l’épave. L’artiste traine une tuberculose persistante depuis des années et la bouteille est sa première amante. Timide et romantique à jeun, il se révèle incendiaire et presque violent quand il est ivre. Et saoul, il l’est souvent. La jeune fille s’en moque. Peintre elle aussi, elle est inscrite à l’Académie Colarossi, école d’art fondé en 1870 par le sculpteur italien du même nom. Elle a également servi de modèle au peintre japonais Tsugouharu Foujita. Avec Modigliani, ce sera plus que cela : elle sera amante, muse et même nounou pour veiller à ce qu’il ne se détruise pas totalement.
Le scandale social
Très vite, des obstacles se mettent en travers de leur route. Jeanne est issue d’une famille riche. Le père de la jeune femme frôle quasiment l’ulcère en apprenant que sa fille s’est installée chez un artiste pauvre et malade rue de la Grande Chaumière. Autre tare selon la famille de Jeanne : Modigliani est juif. À l’époque, ce n’est pas un détail et l’antisémitisme est plus que courant. Le peintre fait figure de débauché pour la famille Hébuterne. La différence de mode de vie, de culture, de classe sociale et de religion, autant de divergences sociales qui rendent ce type de relation quasiment impossible. Jeanne renonce à une vie confortable et considérée comme respectable aux yeux de son milieu pour vivre une passion avec un génie magnétique, alcoolique et drogué. Elle rompt les liens avec sa famille. Modigliani se noie dans l’absinthe et le cannabis. Sa compagne se révèle une bouée de sauvetage quotidienne qui lui évite de sombrer complètement. Elle tempère son côté torturé et lui apporte une certaine forme d’apaisement avec sa douceur et son dévouement. En 1918, le couple accueille leur premier enfant, Giovanna.
Jeanne en peinture
Si la jeune femme montre des aptitudes certaines pour la peinture, elle se consacre entièrement à son rôle de modèle à partir de 1919. Modigliani peine à vendre ses toiles malgré le soutien sans faille de son grand ami, le poète polonais et marchand d’art Léopold Zborowski. Ce dernier organise même des expositions du peintre dans son appartement.
Comme deux étoiles filantes, ils s’éclipsent à un jour d’intervalle.
Les toiles représentant Jeanne se multiplient. À chaque portrait, un visage et un nez très allongés, des petits yeux bleus (même si Chana Orloff les décrit en réalité comme verts), une bouche fine. Le peintre réalise ses fantasmes longilignes et rend hommage à sa compagne sans que les portraits lui ressemblent vraiment puisqu’elle a le visage rond, le nez plutôt épais et la bouche charnue. On retrouve toutefois les cheveux presque roux. Amadeo la peindra aussi enceinte de leur deuxième enfant. D’ailleurs, le portrait Maternité est l’un des derniers qu’il fera d’elle avant sa mort. Sur ce tableau, Jeanne apparaît dans une posture religieuse de la Vierge à l’enfant. Son visage très sérieux suggère une lucidité et une clairvoyance sur sa vie et son destin (funeste).
La fin du couple est très rapide. Comme deux étoiles filantes, ils s’éclipsent à un jour d’intervalle. Le 24 janvier 1920, deux amis du peintre, inquiets de ne pas avoir de leurs nouvelles, passent le pallier de l’appartement rue de la Grande Chaumière. Ils trouvent un Modigliani délirant, fiévreux et une Jeanne bouleversée qui lui tient la main. Il décède le même jour à l’hôpital de la Charité. Jeanne Hébuterne se retrouve seule avec le deuxième enfant qu’elle porte. Ses parents consentent à la laisser revenir dans la maison familiale mais la jeune femme, ne concevant pas sa vie bridée et sans son amour, se défenestre le 25 janvier. Jusqu’au bout, son père trouve encore le moyen de s’opposer à la relation maudite des amants. Il refuse que sa fille soit enterrée avec Modigliani. Il faudra attendre 1930 pour qu’elle retrouve enfin son « prince de Montmartre », au cimetière du Père-Lachaise.