Partagez sur "Orféo, Je suis mort en Arcadie – Foutraque Théâtre"
Samuel Achache a créé avec ses comparses une nouvelle proposition autour de l’Orféo de Monteverdi début 2017. Onze mois plus tard, cette bande furieuse a chanté le mythe d’Orphée sur la scène du Grand T, à Nantes.
Pour les amateurs de théâtre, Samuel Achache et Jeanne Candel sont des patronymes connus. Après Didon et Enée de Purcell en 2013 sous le nom magnifique du Crocodile trompeur, après avoir joué Fugue au cloitre des Célestins dans le IN du festival d’Avignon en 2015, ils reprennent le mythe d’Orphée à travers le premier Opéra ; l’Orféo de Claudio Monteverdi. Grâce au Molière du théâtre musical reçu pour le Crocodile Trompeur, Samuel Achache et sa bande ont acquis une notoriété confirmée grâce à leur travail de grande facture. Derrière la volonté de travailler sur le père de toutes poésies il y a évidemment l’intention de relier les formes d’expressions artistiques. Les acteurs présents sur scène ont tous un talent de musicien classique ou de chanteur lyrique. Le spectateur voit se refaire et se défaire un mythe qu’il connaît bien, accompagné par une partition en partie reprise à Monteverdi. Cependant, un mythe ne se reprend pas. Samuel Achache en est bien conscient et il propose à ses acteurs des variations sur ce même thème.
« Il brille par ses débordements de vie, digne de tout le cinéma réaliste italien réuni ».
L’improvisation comme clef pour la compréhension de la pièce est évidente. Les musiciens peuvent passer du compositeur italien du début du XVIIe siècle à des improvisations prises au jazz, faisant dialoguer ainsi violoncelle et contrebasse. La pièce est un work in progress bien rodé mais dont les acteurs talentueux parviennent encore à porter l’énergie complètement dégingandée que le plateau doit permettre. La muse Calliope allongée sur sa méridienne est entourée de ses enfants divins, Amour, Pan, Orphée et les autres. Cette première partie est magistrale pour les comédiens en scène : Amour demande perpétuellement la reconnaissance de sa mère jusqu’à en devenir ridicule. Pan, remarquablement tenu par Vladislav Galard, marche sur le pointe des pieds dans une démarche chaloupée pour signifier les jambes de bouc du dieu des Pâtres. Il brille par ses débordements de vie, digne de tout le cinéma réaliste italien réuni. Au milieu de cela, la mère magnifique trône et tente de se faire entendre en vain. Orphée qui va se marier est absent. Il n’a pour ainsi dire pas besoin d’être là. Et c’est sans doute le défaut de la pièce.
Toute la première partie allant de ce salon tenu par la magnifique mère jusqu’au mariage d’Orphée et Eurydice où le marié bondit comme un diable pour casser le verre caché dans une serviette, offre au spectateur un délire complet et toute l’étendue de la puissance des acteurs. On remue, on hurle, on chante, on saute. Le débordement et la vie, l’emportent. Une fois aux Enfers, le face à face entre Charon et Cerbère faisant une pause dans leur longue journée de travail tels deux fonctionnaires municipaux, est désopilant et permet de sentir l’aspect comique et toujours bien vivant de ces mythes à la dent dure. En une trentaine de minutes Orphée accède aux Enfers, récupère Eurydice, puis la perd une seconde fois avant de mourir dans cette Arcadie bordélique. Samuel Achache voulait nous montrer autre chose que le tragique. Sur la scène ce n’est pas le mythe qui se joue, c’est la vie qui explose et qui insuffle de l’oxygène dans la carcasse de ces ancêtres antiques. À chaque spectacle toute cette petite bande montre avec une liberté et une jouissance complète qu’il est possible de faire vivre ces monuments de l’histoire de l’humanité et offre au spectateur la preuve que le théâtre du 21ème siècle est un théâtre où l’oeuvre, plus que jamais, se créé en se jouant, laissant aux acteurs le rôle de co-auteurs permanents.
De l’art de se poser les bonnes questions
Samuel Achache et d’autres créateurs de théâtre contemporain amènent insensiblement le spectateur à interroger la place du texte. Depuis la fin des écoles, notamment avec la fin du théâtre de l’absurde, les spectateurs se divisent en catégories distinctes. Il y a ceux qui aimaient plus que tout Jacqueline Maillan dans Au théâtre, ce soir. Les amateurs du théâtre à succès, qu’on a pu appeler de boulevard, et qui remplit le théâtre des deux Anes, ainsi que les garages transformés en salles du OFF du Festival d’Avignon. Il y a ceux qui ne jurent que par le vers classique, le texte, et la déclamation : les abonnés de la Comédie Française pour faire court. De nombreuses pièces et de nombreux créateurs travaillent depuis quelques années à proposer de nouvelles pistes, inexplorées jusqu’alors. Certains spectateurs s’en trouvent déroutés. Ces créateurs, et Samuel Achache en fait partie avec le glorieux Vincent Macaigne notamment, sont ceux qui semblent chercher à renouer avec une tradition théâtrale qui apparait finalement bien plus ancrée qu’elle n’y paraît dans nos habitudes.
« Roméo Castellucci propose des images en mouvement plutôt que des pièces où le texte serait le plus important ».
Brouilleurs de pistes professionnels et casseurs de frontières, ils cherchent à utiliser le théâtre comme un lieu de création où tout semble possible. Un lieu de recherche où le texte et la mise en scène ne sont plus le fruit d’un seul être, d’une seule pensée, mais bien d’un travail d’équipe, de troupe. Mais surtout, à la différence de ce que fut Molière en son temps, ce travail de troupe se réalise au moment où il se montre. Le théâtre devient ce qu’est L’Orféo pour Samuel Achache « un grand fond sous-marin dans lequel nous plongeons » (extrait de la note d’intention). Certains créateurs contemporains se rapprochent davantage par leur proposition d’une démarche similaire à celle de la performance ou à l’oeuvre d’art pictural. Roméo Castellucci propose des images en mouvement plutôt que des pièces où le texte serait le plus important. Dans le même temps, la compagnie des Chiens de Navarre, que ce soit dans leur film Apnée ou dans leurs différentes pièces offre des oeuvres où plus qu’une histoire, ou même qu’un texte, c’est le débordement qui devient la clef de compréhension primordiale : là où dans les années 1970, 1980, le metteur en scène était un monstre sacré qui imposait tout à ses comédiens, les théâtres de ce début de 21 ème siècle s’imposent d’abord par le refus d’obéir aux petits créateurs et mettent en valeur la co-création entre metteurs en scène, comédiens, dramaturges.
Le théâtre un genre littéraire ?
L’improvisation devient le registre majeur de certaines oeuvres montrant ainsi aux spectateurs un travail qui prend tout son sens au moment même de sa création. Le théâtre redevient ainsi un véritable spectacle vivant, où la création a lieu sur le plateau et non en coulisses. Il s’agit d’une sorte de retour aux sources pour un genre qui ne devrait pas être si littéraire. En effet, depuis l’époque classique et la gloire de Molière, Racine et Corneille, pour ne citer qu’eux, le théâtre est enseigné sur son versant littéraire. Le XVIIIe siècle a accentué la préciosité littéraire du genre. Marivaux ou Chénier sont régulièrement étudiés dans les universités de Lettres pour la richesse de leurs textes. La chose se poursuit jusqu’au début du XXe siècle, passant du drame romantique au théâtre de Sartre et Camus en passant par la naissance du boulevard ou les oeuvres de Claudel. Le théâtre est enseigné comme un genre littéraire.
« Les Grandes Dionysiaques antiques, les mystères et les farces du Moyen-Age, la commedia d’ell arte sont autant de traditions dramatiques quelque peu oubliées aujourd’hui mais qui replacent les explosions de vie dans le théâtre ».
Après avoir clôt le XXe siècle sur des metteurs en scène qui pouvaient proposer de nouvelles visions d’oeuvres classiques, la pratique du XXIe siècle tend vers un renouvellement des codes permettant enfin une renaissance : par la primauté laissée au jeu, à l’improvisation et à l’absence de textes bien codifiés, certains créateurs contemporains forcent le public qui attend souvent du texte avant tout. Ceux-ci sont délogés de leurs fauteuils pour prendre en compte, à nouveau, la vie qui fait irruption dans l’oeuvre sur scène. Les Grandes Dionysiaques antiques, les mystères et les farces du Moyen-Age, la commedia d’ell arte sont autant de traditions dramatiques quelque peu oubliées aujourd’hui mais qui replacent les explosions de vie dans le théâtre. Notre époque est celle du délitement, de la disparition des frontières, et de la porosité de tout en tout : ainsi l’art n’y échappe pas et le spectacle vivant devient total. Le théâtre n’est plus le lieu où l’on scandait ridiculement un texte en costume d’époque, mais il devient, par ses accointances avec tous les autres genres, un lieu de rencontres, de recherches, d’interrogations du monde et de questionnements du sens même de l’existence. Le débordement et l’explosion que l’on retrouve dans la commedia dell arte, dans les farces, dans l’esthétique du carnaval, revient enfin sur le devant de la scène.
Notre époque aseptisée a besoin plus que jamais de lieux où le débordement, le cri, le sale, le provocant ont leur place. Le théâtre est ce lieu commun à tous.