Partagez sur "Peut-on faire aimer les classiques de la littérature aux jeunes ?"
Depuis 30 ans, le Salon du Livre et de la Presse Jeunesse de Montreuil s’affiche comme l’événement à ne pas rater pour tous les spécialistes du livre de jeunesse et les parents désireux de faire lire leurs enfants. Si les livres pour enfants sont reconnus par tous, la manière de donner le goût de la lecture aux adolescents est encore à trouver.
Les jeunes ne lisent plus. C’est ce qu’on entend partout et c’est aussi ce que pensent un grand nombre de parents. Dresser la liste des causes de cette disparition de la lecture n’est pas très long : réseaux sociaux, jeux vidéos et télé réalité sont autant de moyens de se faire raconter des histoires. Elles vont bien plus vite que la lecture d’un roman, si court soit-il.
« Quelques irréductibles enfants, grâce à leurs irréductibles parents, ne sont pas abreuvés toute la sainte journée de télévision ou de jeux vidéo ; certains parents dépensent beaucoup d’argent pour offrir à leurs enfants des livres en grand nombre ».
Alors pourquoi perdre son temps nous demandent certains jeunes adolescents. Les enseignants du collège et du lycée paraissent plébisciter les grands classiques de la littérature française et mondiale et les programmes survolent la question des textes pour la jeunesse. Peut-on saisir le sens profond des classiques de la littérature alors que toute l’attention des pré-adolescents est aujourd’hui gobée par la télévision ou la console de jeux. De plus, tout le monde s’empresse de relever une maladie de type dys (dyslexie, dysorthographie, dysgraphie…) ce qui permet d’éviter de reconnaître l’échec de l’école et qui évite de brusquer ces chers bambins.
Bien entendu, quelques irréductibles enfants, grâce à leurs irréductibles parents, ne sont pas abreuvés toute la sainte journée de télévision ou de jeux vidéo ; certains parents dépensent beaucoup d’argent pour offrir à leurs enfants des livres en grand nombre. Cependant, ces cas paraissent en voie de disparition, et les adolescents regardent d’abord le nombre de pages dans un livre à lire.
Lire et saisir les grands classiques
Le premier problème à résoudre pour espérer saisir le cœur des grands classiques est celui de la maîtrise du français. Pour lire Les Trois Mousquetaires à quatorze ans, il convient de comprendre la belle langue de Dumas. S’interroger sur le sens des nombreux adjectifs et sur la syntaxe parfois alambiquée et tirant à la ligne empêchera le jeune lecteur de dépasser les cent premières pages. Le plaisir de la lecture est une chose. Prendre goût à l’effort que demande parfois la littérature en est une autre. Une fois la langue maîtrisée, la lecture coule de sources. Cependant, le niveau d’acquisition des savoirs grammaticaux étant de plus en plus bas, attendre une totale maîtrise de la langue pour lire les grands classiques relève de l’impossible. Il s’agit de mêler l’apprentissage de la grammaire et la pratique de la lecture. Cela tombe bien, c’est ce que préconisent les programmes de français du secondaire.
« Seuls les élèves lisant beaucoup font preuve d’une réelle sensibilité au style des auteurs : on le remarque dans la qualité de leur rédaction ».
Éclaircissons le tableau noir : les jeunes adolescents ne sont pas illettrés et ils ne sont pas une bande de moutons écervelés bavant sur la manette d’une console de jeux. Certains lisent et comprennent les textes, même les plus difficiles. Mais il n’est plus possible en 2016 de lire en 6ème une pièce de Molière sans s’être assuré de la bonne compréhension de répliques par une reformulation. Mais les contes européens des XVIIème et XVIIIème siècles trouvent un réel écho : le style des auteurs, Charles Perrault en tête, est épuré et vise principalement la compréhension. Les grands lecteurs qui réussiront à terminer un roman d’Alexandre Dumas, de Jules Verne auront certes à peu près saisi l’histoire, le récit, sa chronologie, ses rebondissements. Mais auront-ils aperçu la magie de la construction des phrases, du choix des mots, des verbes. Ce que l’on appelle le style aura-t-il été perçu ? Rien n’est moins sûr. Seuls les élèves lisant beaucoup font preuve d’une réelle sensibilité au style des auteurs : on le remarque dans la qualité de leur rédaction. C’est l’une des différences fondamentales qui réside entre la littérature de jeunesse et les classiques : le travail de la langue.
Oui, être lu, aimé par les enfants et les adolescents est un défi très difficile, sans doute l’un des plus complexe pour un auteur, mais les œuvres destinées à la jeunesse semblent chercher les meilleurs histoires à livrer avant de travailler sur la langue elle-même. Les romans de Timothée de Fombelle, la série des Cherub, bien sûr Harry Potter, ou encore plus récemment, le quatuor de romans U4 offrent tous des récits remarquables où l’imagination et l’identification jouent un grand rôle, mais la langue y est d’abord travaillée pour être comprise. Défaut pour certains, avantage pour d’autres, cette ultra compréhension permet à une majorité d’adolescents de lire, de comprendre, et d’aimer un livre. Il semble que le goût de l’effort de lecture viendra avec la conscience du plaisir de lecture.
Lire les classiques, à la demande de parents qui veulent donner le goût de lire par la contrainte ou par le conseil appuyé, peut donc être un bon moyen de provoquer le dégoût. L’œuvre pourra être mal comprise, vue comme trop difficile et elle sera peut-être même à l’origine d’un complexe d’infériorité face à ces grands monuments, devenus illisibles. Afin d’éviter le rejet de la littérature classique, il convient donc de laisser le temps au temps.
Lecture Sincèrement Transmissible
Dans le premier volume d’À la recherche du temps perdu, le narrateur créé par Marcel Proust relate, dès le début de ce roman géant, sa première expérience de lecture. Au cours d’une nuit d’insomnie, la mère du jeune héros lui offre en avance les livres qui constituent le cadeau de la grand-mère. Il s’agit des romans champêtres de George Sand.
« Je n’avais jamais lu encore de vrais romans. (…) Les procédés de narration destinés à exciter la curiosité ou l’attendrissement, certaines façons de dire qui éveillent l’inquiétude et la mélancolie, et qu’un lecteur un peu instruit reconnaît pour communs à beaucoup de romans, me paraissaient simplement –à moi qui considérais un livre nouveau non comme chose ayant beaucoup de semblables, mais comme une personne unique, n’ayant de raison d’exister qu’en soi — une émanation troublante de l’essence particulière à François le Champi. »
Proust exprime sa vision du style de George Sand, qui cherche à attraper l’attention du lecteur mais aussi son regard d’enfant qui n’est pas « un peu instruit » et qui ne perçoit pas ces techniques littéraires habituelles chez certains auteurs. En découvrant le récit de George Sand, le narrateur de Du côté de chez Swann n’a pas le regard critique du lecteur de Proust ; il n’émet pas de jugement négatif sur ces petitesses qui sont pour lui des preuves de l’originalité du roman. C’est une habitude encore présente chez les jeunes lecteurs d’aujourd’hui découvrant avec plaisir un livre : la magie opérée par le récit prime sur l’analyse critique. Les adolescents ne lisent pas comme de futurs écrivains ni comme des étudiants en lettres, mais bien comme des spectateurs d’une histoire racontée.
C’est peut-être d’ailleurs le souci d’une grande partie des adultes lettrés : pratiquer la lecture comme un écrivain et non comme un lecteur. Combien de lecteurs ne se sont jamais essayé à l’écriture ? Le jeune narrateur créé par Proust se révèle un découvreur de l’art littéraire, sensible à tous ces pièges. Cependant, on relève bien l’importance familiale décrite dans ce court extrait : la grand-mère offre des livres qui seront lu en secret par la mère au jeune garçon. De la même manière, dans Les Mots, Jean-Paul Sartre décrit la naissance de son rapport aux livres, qu’il doit à ses grands-parents :
« J’ai commencé ma vie comme je la finirai, sans doute : au milieu des livres. Dans le bureau de mon grand-père, il y en avait partout. (…) Dans la chambre de ma grand-mère, les livres étaient couchés »
Chez Marcel Proust, chez Jean-Paul Sartre mais aussi chez Rousseau et tant d’autres, la transmission du goût littéraire ne passe pas par l’école mais bien par la présence de livres sous le toit familial. L’école peut jouer un grand rôle dans l’apprentissage du goût de lire comme Albert Camus nous l’a bien montré, mais le rôle de la famille est essentiel : un enfant et un adolescent sans livres n’a que peu de chance de devenir un grand lecteur. Il n’ouvre pas l’ouvrage offert à Noël dernier ? Peu importe, s’il le souhaite, l’objet sera là, disponible, prêt.
La lecture ne viendra jamais toute seule, sans l’appui ni le conseil, mais elle a besoin d’être volontaire pour être appréciée. Proust voit sa nuit d’insomnie sauvée par la littérature qu’apportent sa grand-mère et sa mère. Sartre décrit les livres comme un berceau où il naît et où il mourra. Rousseau, dans Les Confessions s’accorde avec les deux autres auteurs cités ici : à la fois sur le lien parental et sur la naissance de ce plaisir de lire, tant recherché.
« Ma mère avait laissé des romans. Nous nous mîmes à les lire après souper, mon père et moi. Il n’était question d’abord que de m’exercer à la lecture par des livres amusants ; mais bientôt l’intérêt devint si vif, que nous lisions tour à tour sans relâche, et passions les nuits à cette occupation. Nous ne pouvions jamais qu’à la fin du volume. Quelquefois mon père, entendant le matin les hirondelles, disait tout honteux : “Allons nous coucher ; je suis plus enfant que toi“ »
Le philosophe propose ici une réponse simple à la question qui nous occupe : le plaisir de lire apparaît avec ce qu’il nomme les « livres amusants » et l’intérêt grandissant amènera le lecteur vers le souhait d’aller plus loin, de découvrir des terres et des auteurs inconnus. En effet, la littérature de jeunesse, par ses contenus et ses thèmes, semble correspondre à cette définition de « livres amusants ». Non pas qu’ils aient tous une vocation à amuser, mais bien à proposer une recherche de divertissement et d’éveil, que peu à peu les thèmes et les récits plus complexes viendront enrichir. Qu’en est-il aujourd’hui ? Dernier phénomène mondial de littérature pour adolescents, la saga Harry Potter est la version 21ème siècle des « livres amusants » décrits par Rousseau. Peuvent y être rajoutés, les séries Divergente, Hunger Games, les français du quatuor U4 et toutes les parutions classées par les éditeurs dans la littérature Young adults. Ces livres offrent le parfait pont entre la littérature purement enfantine et les grands classiques. La littérature pour enfants, dont les auteurs les plus connus sont recommandés par les programmes de l’Education Nationale, offre un réel intérêt d’apprentissage et d’ouverture.
Mais à vouloir rendre tout ludique, les albums les plus connus — La Belle Lisse Poire du Prince de Motordu pour ne citer que lui —ont rendu possible les jeux avec une langue non maîtrisée encore par les jeunes lecteurs ; peut-être voyons nous ici une des raisons de la lente déliquescence de l’orthographe du français. Les romans issus de la littérature dite Young Adults reprennent les thèmes des classiques en les modernisant, et mettent en œuvre toutes les techniques qui font d’un roman un objet addictif. Nombreux sont les jeunes lecteurs d’Harry Potter à reconnaître avoir passé une nuit entière à lire un livre de plusieurs centaines de pages. Jean-Jacques Rousseau mentionnait déjà cette impossibilité de s’arrêter avant d’avoir atteint la fin.
« Rejeter en bloc la littérature dite pour la jeunesse apparaît comme le meilleur moyen de dégoûter cette jeunesse qui ne lit pas assez ».
Il semble donc plus intéressant de laisser les adolescents lire à peu près tout et surtout n’importe quoi. Les lectures scolaires sont obligatoires et doivent le rester. Et en entrant dans des romans dont il est la cible commerciale il va se faire l’œil et une pratique de lecteur qui l’aideront à parfaire sa maîtrise de la langue, car il lira avec plaisir. Ainsi petit à petit, il deviendra armé pour comprendre avec une grande jouissance les œuvres classiques qu’il s’agisse des textes de Rousseau, de Voltaire, de Proust ou de Yourcenar. Rejeter en bloc la littérature dite de jeunesse apparait comme le meilleur moyen de dégoûter cette jeunesse qui ne lit pas assez. Les œuvres écrites pour l’enfance et l’adolescence permettent aussi de faire de la littérature une chose encore vivante. Ce n’est pas négligeable.
Rejeter en bloc la littérature dite pour la jeunesse apparaît comme le meilleur moyen de dégoûter cette jeunesse qui ne lit pas assez. Les œuvres écrites pour l’enfance et l’adolescence permettent aussi de faire de la littérature une chose encore vivante. Ce n’est pas négligeable.
Crédit photo : Les Enfants de Martial Caillebotte (1895) Huile sur toile – Pierre-Auguste Renoir – Collection particulière