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La généralisation des téléphones intelligents et des tablettes numériques permet un large accès à tous types de savoirs.

Certains s’en réjouissent et beaucoup s’en inquiètent. Quelques enseignants du nouveau siècle prennent de l’avance dans leur usage du numérique. Sarah Sauquet fut de ceux-là lorsqu’elle créa en 2013 ses applications de littérature classique. Entretien entre deux enseignants. 

Christophe Berurier : Vous êtes professeur de Lettres Modernes dans un lycée privé à Paris et vous ne cachez pas que vos élèves ont été à l’origine de votre travail sur l’application Un texte un jour.  Pouvez-vous nous raconter quels furent les différents effets produits par l’application sur vos élèves lors des premières utilisations ?

Sarah Sauquet : De manière générale, les premières utilisations ont eu plusieurs effets assez bénéfiques à la fois sur le plan pédagogique et sur l’ambiance de travail et la relation avec le professeur. En effet, la création et l’utilisation d’outils numériques ont  instauré une proximité certaine et une nouvelle relation avec le professeur. Présenter aux élèves un tel outil numérique donne un sentiment d’adaptation à leur culture, à leur sensibilité, et je crois pouvoir dire que mes élèves ont été quelque peu impressionnés par l’application.

Outre cela, le caractère quotidien des différentes fonctions de l’application (texte du jour, défi du jour, jeux) a permis l’instauration de véritables rituels.

Outre cela, le caractère quotidien des différentes fonctions de l’application (texte du jour, défi du jour, jeux) a permis l’instauration de véritables rituels. Chaque début de cours pouvait commencer par la lecture du texte, ou par une grille de jeux faite en classe. Les élèves se rendaient compte, de façon unanime, que les questions relevaient typiquement du programme de la seconde et de la classe de première et qu’il y avait donc un réel enjeu pédagogique derrière l’aspect « gadget ».

Très rapidement, les élèves se sont scindés en deux groupes : d’une part ceux qui pouvaient être attirés par l’application et la téléchargeaient, en faisant un usage à la fois autonome et personnel, à domicile, comme outil de révision ; et d’autre part ceux qui étaient réticents au numérique et au fait de télécharger une appli avec une option payante, fût-elle à un coût mineur. 

Aujourd’hui je me sers de l’application essentiellement en classe de première, car les secondes n’ont pas toujours l’intérêt ou la maturité pour se servir d’un tel outil. Les élèves de première, perçoivent généralement très vite l’intérêt d’un tel outil, notamment en période de révisions. 

C. Berurier : Les quatre applications concentrent d’ailleurs plusieurs centaines de visites par jour. On imagine qu’il ne s’agit pas seulement d’étudiants et de lycéens : connaissez-vous la part d’adultes amateurs ou découvreurs de littérature dans votre lectorat ? Quels sont les commentaires et les retours qui vous parviennent de ces lecteurs particuliers? 

Ces statistiques nous montrent que si ces applis ont été pensées comme des outils pédagogiques, elles sont également perçues comme un outil de détente, comme un moyen de relire rapidement des classiques, à une période où l’on manque de temps. 

S. Sauquet : Nous concentrons en effet entre mille et deux-mille utilisateurs par jour, avec des pics tôt le matin, le midi, ou alors tard le soir ! Nos jeux connaissent de véritables pics le dimanche midi, probablement lors des réunions familiales. Ces statistiques nous montrent que si ces applis ont été pensées comme des outils pédagogiques, elles sont également perçues comme un outil de détente, comme un moyen de relire rapidement des classiques, à une période où l’on manque cruellement de temps. Nos utilisateurs sont en majorité des adultes cultivés, amateurs ou découvreurs de littérature. La plupart des retours que nous avons sont extrêmement positifs et nous encouragent à continuer, et c’est d’ailleurs cet engouement qui nous a incitées, ma mère et moi, à mettre en place une possibilité de mécénat sur « Un texte Un jour ». Nous avons également de nombreuses remarques : certains utilisateurs s’étonnent de ne pas voir figurer certains auteurs comme Aragon ou Céline par exemple, et il faut alors leur rappeler que nous n’y faisons figurer que des textes relevant du domaine public ! 

C. Berurier : Vous et moi sommes tous deux enseignants de français. Vous dans un lycée privé de la capitale, moi dans un collège public estampillé zone sensible ; nous observons tous deux le désintérêt croissant des jeunes pour la littérature classique et pour l’effort que sa lecture réclame. Donner à lire des extraits de quinze lignes n’est-ce pas rester dans la zone de confort de nos élèves ? En tentant de toucher les élèves par la brièveté, ne craignez-vous pas de remettre en cause la notion d’effort ? 

S. Sauquet : J’enseigne dans un lycée privé de la capitale, situé dans un quartier sensible (le lycée Charles de Foucauld dans le 18ème) et drainant une population très variée sur le plan socio-culturel, issue notamment de Seine-Saint-Denis. Je suis donc confrontée à certaines difficultés pédagogiques. Faire lire et faire apprécier un texte de quinze lignes de littérature française représente déjà un véritable enjeu pour certains des élèves. 

Pour répondre plus précisément à votre question, les applications ne se veulent pas un substitut à la lecture d’œuvres intégrales mais plutôt un véritable complément. Les commentaires qui accompagnent les textes sont exigeants, comportent de nombreuses informations, et nous avons pensé cet outil comme un outil ambitieux, demandant une certaine maturité et un travail certain. Par exemple, si mes élèves préparent un devoir sur la tragédie, je les invite à consulter tous les textes de Racine figurant dans l’application, de les comparer et de les analyser. Mais je leur précise bien que lire les textes de l’application ne suffit pas pour préparer le DST ! Je pense que ces applications sont un outil  idéal pour des étudiants en lettres ou dans le supérieur, voulant consolider leur culture générale. Mais nous ne désespérons pas de faire réellement connaître nos applis aux autres lycéens.

C. Berurier : La sélection des textes n’a pas dû être aisée. Comment sélectionne-t-on le texte qui représentera l’oeuvre ? Avez-vous été limitée par la question des droits d’auteurs ? Quel est selon vous, la définition du classique en littérature ?

S. Sauquet : La sélection de textes était un challenge extrêmement intéressant mais j’ai davantage réfléchi en termes de textes autonomes plutôt qu’en termes d’extraits d’une œuvre. Je dirais qu’il y a trois type de textes : les textes selon moi incontournables comme la tirade du nez, « Demain dès l’aube » ou la madeleine de Proust ; les textes qui font partie de mon panthéon personnel comme l’aveu de Phèdre à Hippolyte, le poème « Les Rois mages » d’Edmond Rostand, souvenir de CM2 ou la lettre IV des Liaisons dangereuses. Il y a enfin ce que j’appelle les « scènes », les textes de dix-quinze lignes qui représentent un véritable suspense et fonctionnent très bien de manière autonome. Je pense par exemple aux portraits, aux incipits et excipits, ou à l’évasion d’Edmond Dantès du château d’If lorsque le sac dans lequel il s’est glissé est jeté à la mer. Nous avons volontairement choisi de respecter les droits d’auteur ! Il faut savoir qu’un texte est disponible dans le domaine public 70 ans après la mort de son auteur, dans sa langue d’origine. Nous avons donc choisi des textes de littérature française uniquement, d’auteurs décédés avant 1942 puisque nous avons commencé à travailler sur la première application en 2012. En gros, nous allons du Moyen Âge à Proust. Nous sommes donc sur un créneau de littérature classique, mais à nous de montrer leur grande modernité !

C. Berurier : Un texte un jour propose, en plus de ces quelques lignes à lire, un jeu de culture littéraire. Pourquoi ? Le Trivial Poursuit n’a pas amené ses joueurs à la culture littéraire ou artistique. Le jeu, en général,  peut-il éveiller une réelle curiosité littéraire ? 

En revanche, le jeu, à travers une question, va pouvoir convoquer des souvenirs de lecture, ou susciter une curiosité à court terme.

S. Sauquet : La question que vous soulevez sur le jeu est une question très intéressante ! Je rappelle que ces applications ont été conçues par ma mère, ingénieur-codeur et conceptrice d’applications, et moi-même. Ma mère, à la sensibilité plus scientifique et plus ludique que moi, tenait réellement à introduire des jeux. Les jeux ont donc été créés à la fois pour doter les applis de nouvelles fonctionnalités, et pour renforcer le caractère pédagogique de ces applis. Pour répondre à votre question, je ne pense pas que le jeu puisse, en lui-même, réveiller une curiosité littéraire. En revanche, le jeu, à travers une question, va pouvoir convoquer des souvenirs de lecture, ou susciter une curiosité à court terme. Nos statistiques nous prouvent en tout cas qu’il y a un réel engouement pour ces jeux. Aujourd’hui, sur Un texte Un jour, nous avons plus de 1000 questions de littérature classique et de littérature moderne, classées par niveau. Sur le long terme, nous prévoyons d’ailleurs de développer les jeux à plusieurs, en jouant à plusieurs smartphones ou tablettes sur la même grille de jeu.

C. Berurier : Il me semble que votre travail est en fait celui d’un enseignant qui ne s’est pas contenté des manuels scolaires proposés par les éditeurs, mais qui a utilisé les outils du XXIème siècle pour en constituer un. Ainsi, vous vous inscrivez dans une suite logique, transposant les manuels de primaire du 19ème siècle qu’on appelait des « morceaux choisis » à l’ère numérique. Qu’en pensez-vous ?  L’enseignant doit-il sauter à pieds joints dans la pédagogie numérique, quitte à scier la branche sur laquelle il est assis ? Ou doit-il, à l’inverse s’en méfier  et rester assis derrière son bureau à parler pendant que ses élèves font semblant de l’écouter ? 

S. Sauquet : Votre analyse me semble juste car nous avons voulu adapter un contenu pédagogique à la sensibilité et aux nouveaux usages de l’ère numérique. Je suis intimement convaincue que l’enseignant doit se servir de la pédagogie numérique et des outils qu’il a à disposition. Par exemple, mon lycée dispose de tableaux numériques. C’est une chance pour moi de montrer à mes élèves, en plein cours, une vidéo de l’INA, de leur faire écouter un extrait de « Radioscopie » de Jacques Chancel. Cela dynamise le cours, capte l’attention des élèves, permet un autre échange, et ceci d’autant qu’il est de plus en plus difficile de faire un cours purement magistral. Pour autant, je pense que le numérique ne fait pas tout et je suis très méfiante de l’aspect gadget de certains outils. Je pense que l’enseignant doit continuer à insuffler le goût de l’effort, la rigueur et l’exigence et la rapidité que génère le numérique paraît souvent aux antipodes de ces valeurs.

Si les élèves font appel à des documents trouvés sur Internet, il faut leur apprendre à citer leurs sources, à respecter la propriété intellectuelle. Une année, j’ai essayé de créer un compte Twitter avec ma classe de première, afin d’instaurer une veille numérique. J’avais même créé un tutoriel, Twitter pour les nuls. Ce fut un véritable échec car je n’ai pas réussi à leur montrer l’intérêt pédagogique et intellectuel d’un tel outil. Pour autant, je recommencerai, car je suis sûre qu’une fois dans le supérieur, leurs professeurs les inciteront à les suivre sur Twitter. Je pense donc qu’avoir une tablette, ou se servir d’une application ne fait pas tout. Ce sont des compléments, des outils qui accompagnent l’enseignant mais ne doivent en rien devenir automatiques. S’opposer au numérique en classe me paraît en revanche un non-sens.

C. Berurier : Quels sont les projets d’évolution pour les applications ? Souhaitez-vous renforcer l’usage populaire de l’application, ou au contraire cibler davantage les enseignants et étudiants ?

S. Sauquet : Concernant les applications nous avons plusieurs projets ! Nous venons tout juste de sortir les applis sous Windows (elles étaient déjà disponibles sous IOS et Android), et un blog est en préparation.

Nous prévoyons aussi de rajouter des textes et développer la gamification, le jeu à plusieurs. A titre personnel, je souhaiterais renforcer des deux usages des applications, à la fois populaire et pédagogique. Notre expérience actuelle nous montre que ces deux lignes sont parfaitement compatibles.

Nous prévoyons aussi de rajouter des textes et de développer la gamification, c’est-à-dire le jeu à plusieurs. A titre personnel, je souhaiterais vraiment renforcer les deux usages des applications, à la fois populaire et pédagogique. Notre expérience actuelle nous montre que ces deux lignes sont parfaitement compatibles ! 

 

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Christophe Berurier

Christophe Berurier est professeur. Il aime les mots et le vélo.

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