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Alors que son art s’inscrit dans un espace de plus en plus  virtuel, Torben Giehler semble paradoxalement  nous en détourner.

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Pourtant au départ, cet artiste, berlinois né en 1973,  inscrit délibérément  sa démarche picturale  dans une certaine continuité par rapport à ses prédécesseurs.

Son goût pour l’abstraction et les formes géométriques lui vient bien entendu de Kandinsky, Malévitch et Mondrian.

Mais probablement aussi d’un certain Jacques Villon (de son vrai nom Gaston Duchamp, frère aîné du célèbre Marcel du même nom) avec sa vision pyramidale qu’il a lui-même empruntée à Léonard de Vinci.

« Loin d’être un obstacle, les tracés pyramidaux permettent plus que d’autres d’engendrer le rythme et donc le mouvement. Les lignes maîtresses issues de cette forme géométrique ne se contentent pas de définir le sujet mais lui assurent une étonnante liberté. » (Christian Schmitt, Les vitraux de Jacques Villon, cathédrale St.-Etienne de Metz, 2014, Ed. des Paraiges).

Poursuivant ensuite cette même filiation avec les maîtres de l’abstraction et du cubisme, Giehler va pouvoir découvrir un nouvel espace (celui de la quatrième dimension ?). Apollinaire l’avait déjà pressenti lorsqu’il expliquait dans les peintres cubistes :

« On peut dire que la géométrie est aux arts plastiques ce que la grammaire est à l’art de l’écrivain. Or, aujourd’hui les savants ne s’en tiennent plus aux trois dimensions de la géométrie euclidienne.

Les peintres ont été amenés tout naturellement à se préoccuper des mesures possibles  de l’étendue que dans le langage des ateliers modernes on désignait toutes ensemble et brièvement par le terme de quatrième dimension. »

Giehler  semble l’avoir trouvé grâce à l’avènement de  l’ère numérique.

En effet il va entrevoir cet autre monde  grâce à l’outil informatique.

Un monde parallèle au réel dans lequel on n’accède qu’en utilisant un appareil ouvrant une « faille » entre les « dimensions ».

Et donc  cette « quatrième dimension » ne deviendrait    possible, selon lui, que  grâce au dialogue qu’il aura pu  établir  entre le réel et le virtuel !

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Jens Asthoff a dit de Giehler : « Il est fasciné par les espaces virtuels qui, même dès le début, illustrent toujours des réalités qui ne sont que des possibilités – mondes imaginaires flottant entre la planification, la construction et la fiction sans contraintes. »

L’artiste transcrit dans son œuvre les changements de la réalité apportés par la révolution d’internet.

Il combine le codage numérique avec  sa peinture traditionnelle à l’acrylique.

Avant de travailler sur la toile, Giehler télécharge des schémas  élaborés  sur ordinateur. Souvent des modèles théoriques qui ressemblent à des architectures complexes.

Le résultat est alors proprement époustouflant. Ce peintre génial  réussit à nous faire voyager à travers des mondes numériques ubiquitaires  peuplés de structures grillagées qui rappellent les pixels !

Certes si ces arrangements de formes et de lignes provoquent  chez chacun d’entre nous un réel émerveillement, ils ne peuvent toutefois dissimuler plus longtemps d’autres sensations qui expriment plutôt l’anxiété et l’inquiétude.

En effet l’univers qu’il nous propose s’avère de type arachnéen avec des formes  qui paraissent oppressantes. Elles semblent enfermer le spectateur dans un environnement  clos, auquel il ne peut difficilement  échapper.

Pire encore,  dans ces mondes architecturaux rien n’indiquerait la présence d’une vie humaine et même  toute forme de vie? Par conséquent dans ces lieux anonymes,  seule dominerait en définitive la vacuité la plus totale ?

Torben-Giehler, Mont Blanc,2002,acrylique, 364x210 cm

Très imprégné par l’œuvre de Mondrian, Giehler réussit à restituer dans sa toile  intitulée Mont Blanc de 2002 un patchwork de couleurs à la manière de cet artiste hollandais mais avec en « supplément » un survol virtuel de l’architecture montagneuse tout à fait étonnant.

Il envoie le spectateur dans les hauteurs vertigineuses de ce massif.

Par des représentations d’espaces numériques 3-D ou 4-D, il permet de mettre en valeur toute la majesté de cette montagne.

Utilisant à la fois les médias numériques  et les méthodes traditionnelles de la peinture, il crée des œuvres à couper le souffle par « le look de ses peintures cybernétiques ».

Le relief est admirablement restitué par le jeu des couleurs.

En particulier l’artiste est passé maître dans l’art d’accentuer les contrastes saisissants entre les différentes couleurs très pop de sa palette (la fluorescence des roses, des oranges, des verts, des bleus…)  et les noirs les plus épais et les plus sombres.

Comme résultat, il réussit à provoquer en révélant les reliefs et les abîmes les plus profonds une enivrante sensation liée au vertige.

Torben giehler, Bethanien, berlin, 2008

La notion de « pureté » que prônait le critique Clément Greenberg comme valeur suprême de l’art moderne atteint ici chez Giehler une dimension tout à fait étonnante.

Un art débarrassé de toute forme « de narration, de représentation, de sujet, de psychologie ou de spiritualité…Cette approche aboutit à une obsession de « l’opticalité », la seule problématique picturale était la disposition des lignes, des couleurs, des formes et des espaces sur la toile plane. » (Eleanor Heartney, Art & Abstraction – vers l’impureté, Phaidon, 2013, p.67)

C’est pourquoi sa démarche semble relever de ce qui a été nommé « l’op art », mouvement qui résulte lui-même  de la communication confondante. Celle-ci ne transmet aucun message mais vise à créer des effets, à faire vivre par le spectacle une expérience artistique.

Comme le dit fort bien  Bernard Dorival : « …l’art n’est qu’illusion, le beau, une larme et une prétention bouffonne. »

Ainsi Giehler comme d’autres peintres de sa génération renoue avec l’op art grâce à internet.

Ce mouvement qui est lui-même issu d’une filiation prestigieuse (le constructivisme, de Stijl et Bauhaus notamment) entretient des liens avec les avancées de la science de la perception.

Tout comme Victor Vasarély, Richard Anuskiewicz et Michael Kidner, l’œuvre de cet artiste allemand « est caractérisée par des effets de moiré et de vibration, des contrastes colorés destinés à produire  des persistances rétiniennes, des déformations de perspective et autres illusions d’optique. » (Eleanor Heartney, ibid., p.80)

Ici  les toiles vibrent grâce à une métaphysique de l’infini – plus rien ne semble atténuer l’expression artistique la plus folle, ni aucune frontière et ni apparemment aucune limite !

Beauté et sensualité sont au cœur de ces créations.
A l’évidence « l’esprit de l’œil » de l’op art souffle abondamment.

Le plaisir visuel se retrouve dans ce jeu prismatique des formes  comme dans un kaléidoscope. Ce jeune artiste de Berlin  fait partie de ceux  qui célèbrent l’abstraction optique en trois dimensions (comme notamment un certain Frank Stella).

On note  également une référence marquée pour le minimalisme d’un certain Sol Lewitt qui agence lui aussi  des cubes dont la structure en treillage forme une grille tridimensionnelle.

Toujours dans l’esprit de créer l’illusionnisme et entrainer le spectateur dans un espace géométrique tridimensionnelle aux antipodes du monde naturel !

C’est pourquoi l’aspect artificiel est fortement référencé par l’utilisation de peintures  pop.

Par ailleurs « le dynamisme syncopé et les contours tranchants de ces « créations » les placent dans la lignée des tableaux de Mondrian inspirés par la ville de New York, notamment Broadway Boogie Woogie (1942-1943). Comme Mondrian… « Torben Giehler » capte l’énergie et les rythmes particuliers de la vie urbaine. » (Eleanor Heartney, ibid., p.88)

Le spectre de Mondrian hante en permanence l’œuvre de ce peintre berlinois.

Il est enfin très proche d’un autre peintre – plus contemporain – Al Held qui est un adepte de l’abstraction géométrique et de l’illusionnisme spatial.

L’esthétique « numérique »  de ce créateur rappelle curieusement le même cheminement artistique.

« Trouvant peu d’intérêt à la planéité formaliste, il utilis(e) l’esthétique minimaliste des aplats hard-edged pour créer des compositions flottantes qui exploitent tous les trucages de la perspective de la Renaissance et du baroque. » (Eleanor Heartney, ibid., p.91)

 Torben Giehler Matrix Rainbow 2013

Dans ses créations les plus récentes comme celles de l’année 2013, Giehler semble souvent construire des aplats translucides qui se superposent par couches successives.

En vérité ce qu’il nous donne à voir est énigmatique: les formes se diluent ainsi que les couleurs comme pour annoncer une fin programmée d’un monde ?

Les contrastes colorés destinés à produire des persistances rétiniennes ont l’air de perdre de leur intensité comme si l’illusion d’optique avait perdu de son intérêt et de son attractivité.

Mais l’on peut aussi  y déceler le charme discret de peintures qui vibrent au son d’une musicalité douce, contenue voire sourde.

L’artiste réussirait seulement à insuffler de la poésie malgré l’apparence hermétique des formes.

Car   ce ne sont en fait  que des triangles et des parallélépipèdes  traversés par de larges lignes semblables à des voies de circulation. Et donc il est possible d’imaginer  que le peintre  puisse aussi retourner à son inspiration première du tracé pyramidal.

Mais le fait que toutes ces compositions aient l’air de glisser et de basculer les unes sur les autres comme pour disparaître ensuite…n’est-ce pas plutôt la preuve d’une pensée prémonitoire : notre monde quotidien qui se laisserait envahir par la vie virtuelle ?

Et dans ce cas,  cette peinture viendrait tout simplement nous alerter sur les premiers signes d’effacement du vrai monde, le nôtre ?

(Site de Torben Giehler : http://www.torbengiehler.com)

Christian Schmitt

http://www.espacetrevisse.com

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Christian Schmitt

Critique d'art. Auteur de "l'univers de J.L. Trévisse, artiste peintre" (ed. Lelivredart 2008) et de trois autres ouvrages sur les vitraux réalisés par des artistes contemporains aux ed. des Paraiges: Jean Cocteau (2012), Jacques Villon (2014) et Roger Bissière (2016). A retrouver sur : http://www.espacetrevisse.com

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