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Un ciel bas et lourd. Des nuages chargés de pluie au-dessus de Paris. Assis sur un banc, j’attends l’écrivain Gabriel Matzneff qui m’a donné rendez-vous, par l’entremise d’un « émile », dans un bistrot du boulevard Saint Germain. J’aperçois au loin la silhouette élancée de Gab la Rafale. Il porte un noir chapeau qui dissimule quelque peu un visage souriant et un nez aquilin. Après un salut cordial, nous nous engouffrons tous deux dans les méandres d’un café tapageur. 

Charles Guiral : – Quatre ans après Les Emiles de Gab la Rafale, vous publiez chez Léo Scheer Les Nouveaux émiles de Gab la Rafale, faisant ainsi entrer un genre littéraire classique, le genre épistolaire, dans l’ère du numérique. Considérez-vous que le numérique ait sa place aujourd’hui dans la littérature française ?

Gabriel Matzneff : – Depuis l’époque où Sénèque écrivait à son disciple Lucilius, la lettre a eu de nombreux visages : le billet, la missive, l’épître, le poulet, le pneumatique, le télégramme, le fax, et j’en oublie. Aujourd’hui, avec Internet, est née la lettre électronique que les Anglo-Saxons appellent e-mail, le Quai d’Orsay courriel et votre serviteur émile, en raison de sa consonance avec  e-mail et en hommage à deux de mes plus chers amis, Emile Littré et Emile Cioran, sans oublier, cela va sans dire, l’Emile de Jean-Jacques Rousseau. Qu’il s’agisse d’un  billet que Flaubert, de passage à Paris, fait porter par coursier à son ami Baudelaire, ou d’un émile que, séjournant au Caire, je poste d’un simple clic à mon ami Giuliano Ferrara qui réside à Rome, une lettre est toujours une lettre. La différence entre la lettre que j’écris avec  une plume, de l’encre, du papier, et l’émile, c’est l’immédiateté du lien qui unit l’écriture de celui-ci, son envoi et sa lecture ; son caractère irrémédiable. En théorie, certes, vous pouvez réfléchir longuement en écrivant un émile, le relire, le corriger, le laisser reposer,  attendre vingt-quatre heures avant de le poster, mais ce n’est pas ainsi que cela se passe dans la vie réelle. Le charme de l’émile, c’est son instantanéité : écrit rapidement, aussitôt expédié, aussitôt lu. Telle est d’ailleurs la raison pour laquelle nous faisons dans nos émiles des fautes d’orthographe ou des erreurs que nous ne ferions jamais si, au lieu de l’ordinateur, nous utilisions pour écrire la même lettre notre stylo ou notre bonne vieille Olivetti. Lorsque, enfants, nous écrivions avec un porte-plume, le moment où, la plume ne contenant plus d’encre, nous étions contraints de la tremper dans l’encrier, était un temps pour la réflexion, une pause féconde. Avec Internet, ce salutaire bain de la plume dans l’encrier n’existe plus, les mots se bousculent, et cette facilité trompeuse que nous donnent le clavier et l’écran de l’ordinateur est une source infinie de bourdes. Je vous donnerai un exemple précis : à la page 57 des Nouveaux émiles de Gab la Rafale, j’ai employé un mot pour un autre. J’avais une idée très précise de ce que je voulais dire, mais cet émile était fort long, j’étais pressé de l’achever, de le poster,  bref, j’ai écrit un autre mot que celui auquel je pensais. Le plus curieux est que ni en relisant le manuscrit avant de le confier à l’éditeur, ni en corrigeant les épreuves, je ne me suis rendu compte de cette spectaculaire faute. Si le livre a du succès, il y aura une deuxième édition et là je pourrai rectifier mon erreur, mettre le mot juste.

C.G : Lorsqu’on transcrit des émiles afin de donner naissance à un récit électronique et de montrer la vie « dans toute sa chatoyante diversité », comme vous l’avez écrit dans Séraphin, c’est la fin ! (Prix Renaudot 2013), doit-on veiller à ne pas livrer au public certains aspects de cette vie diverse ou bien au contraire obéir à cette règle primordiale de l’écriture intime qui impose à l’auteur de dire toute la vérité et rien que la vérité ?

G.M. – Vous comparez deux genres littéraires qui ne sont pas comparables. Mon journal intime, je suis le seul à le lire jusqu’au jour où je décide de le publier. Une lettre, au contraire, est destinée à être aussitôt lue par son destinataire – un destinataire qui peut très bien la faire lire à d’autres personnes.  Cela est vrai d’une lettre traditionnelle envoyée sous enveloppe timbrée et l’est plus encore d’un émile que celui qui le reçoit peut en appuyant sur un bouton faire suivre à des dizaines de correspondants. L’intimité et Internet, ces deux mots jurent. J’ai déjà publié plusieurs volumes de mon journal intime, principalement chez Gallimard. Cela n’a rien à voir avec mes lettres, électroniques ou en papier. Cela dit, je suis véridique dans mes émiles, je n’y écris que ce que je pense et crois être juste, comme je suis véridique dans mes essais. Etre véridique, c’est mon seul luxe et j’y tiens.

C. G. : Dans la préface inédite du livre où, aux éditions Léo Scheer, vous avez en 2005 réuni en un seul volume deux de vos essais, Les Moins de seize ans et Les Passions schismatiques, vous observez que l’autocensure est pire encore que la censure. Cette résistance à l’autocensure qui peut conduire un écrivain à abandonner une idée avant même de l’avoir couchée sur le papier n’est-elle pas une lutte de chaque instant pour l’écrivain, tiraillé entre son souci de sincérité et les exigences, notamment juridiques, des maisons d’édition ?

G.M. : Etre contraint par les avocats de son éditeur à couper des passages de son livre met, c’est évident, un écrivain de très mauvaise humeur ; mais les pages censurées à la demande des avocats continuent d’exister, l’écrivain peut les mettre soigneusement de côté, sachant que tôt ou tard, de son vivant ou après sa mort, elles seront publiées. Ce qui serait en revanche affreux, c’est que par pusillanimité, par peur d’être soi, l’écrivain se censure de manière préventive, n’ose pas confesser ses pensées, ses actes, maquille ses passions, truque sa vie, musèle son imagination. Une telle autocensure est irrémédiable, car une page non écrite ne pourra jamais être publiée. Pour ne pas être à nouveau jeté dans un camp de concentration, ou fusillé, Soljenitsyne enterre le manuscrit de L’Archipel du goulag dans un jardin. Puis, quand il sent que les temps sont venus, il le déterre, le fait passer à l’étranger, où il sera publié. Si Soljenitsyne avait, par prudence, par manque de confiance en son destin, renoncé à écrire ce monument à la douleur, ce mémorial du martyre de la Russie, il n’aurait jamais pu, même après la chute du régime marxiste-léniniste en 1988, en déterrer le manuscrit.

C.G. : Vous avez parmi vos lecteurs des jeunes gens. Pensez-vous que dans un monde où les échanges s’accélèrent et où les générations nouvelles évoluent au gré des transformations numériques, la littérature ait encore sa place ?

G.M. : C’est vrai, j’ai de jeunes lecteurs, surtout, je ne sais pourquoi, de jeunes lectrices. Sans doute parce que les filles sont plus éveillées que les garçons, plus précoces. Cela dit, que le livre ne soit plus le principal instrument de la connaissance, vous avez raison de l’observer. Désormais, il y a aussi le cinéma, la radio, la télévision, l’Internet et ses incessants développements. Autant de moyens d’apprendre, d’étudier, de se divertir, de passer le temps. Un temps perdu pour la lecture, en effet. Cependant, ne croyez-vous pas qu’il en a toujours été ainsi ? Vous connaissez la maxime latine qu’aimait à citer Nietzsche : Pulchrum paucorum hominum est. Les gens qui lisent ont toujours été une minorité. Au zénith de sa gloire, combien Voltaire avait-il de lecteurs, non seulement en France mais dans toute l’Europe, de Madrid à Saint-Pétersbourg ? Si j’avance le chiffre de cinq mille lecteurs, c’est un maximum. L’avenir ? Certes, on peut avoir le sentiment, je l’ai parfois, d’une crétinisation sans cesse grandissante de la planète Terre. Cela dit, je garde confiance. Il y aura toujours des âmes sensibles, singulières, de jeunes lectrices aux joues roses, de jeunes lecteurs au cœur battant.

C.G. : – Vous qui avez sans cesse navigué entre roman et écriture de l’intime, pensez-vous que la littérature soit essentiellement tournée vers l’imaginaire ou bien simple affaire d’égotisme ?

G.M. : – La littérature, c’est comme le paradis : il y a plusieurs demeures dans la maison du Père. Cela dit, même dans la littérature dite « d’imagination » un véritable créateur met beaucoup de soi. Certes, Agatha Christie n’a pas au cours de sa vie commis les mystérieux meurtres qu’elle charge Miss Marple et Hercule Poirot d’élucider, mais ses romans n’en sont pas moins nourris de ses expériences personnelles, de ses voyages, de sa vie. Inversement, même dans un roman réputé « autobiographique », l’art est la vérité choisie, et donc transposée, métamorphosée.  Certes, un érudit peut chercher les clefs d’un roman, c’est son boulot. Lorsque j’étudiais à la Sorbonne L’Education sentimentale, le professeur se faisait un devoir de mettre un nom réel derrière celui de chacun des personnages. Mais nous étions à la Sorbonne, et que le professeur cherchât à décortiquer le livre, à nous en livrer les sources, les secrets, c’était bien naturel. Toutefois, quand je relis ce roman, que je tiens pour le plus beau de Flaubert,  savoir que le modèle de Mme Arnoux se nommait Elisa Schlésinger n’ajoute rien à mon bonheur de lecture. Le texte me suffit. Pour en revenir à mon propre travail, je vous dirai que le plus autobiographique de mes romans, qui m’a été inspiré par mon mariage et mon divorce, s’intitule Isaïe réjouis-toi. Lors de sa parution, en 1974, mes amis, mes proches, en particulier les fidèles de l’Eglise orthodoxe (où j’avais alors un rôle actif)  nous reconnurent, mon ex-femme et moi ; sous les traits des personnages de fiction Nil et Véronique, ils reconnurent Gabriel et Tatiana. Aussi, dans ces milieux bon chic bon genre le roman fit scandale. Mais le public, dès 1974, se fichait de savoir si ce roman était autobiographique ou imaginaire, ce qui importait à ses yeux, c’était la passion, la déchirure qui en étaient la trame, et l’écriture où s’incarnaient cette déchirure, cette passion. C’était déjà vrai en 1974, ce l’est encore davantage en 2014. Les vivants, ce sont Véronique et Nil. Tatiana et Gabriel ? Bientôt, ils basculeront dans la tombe. La vie passe très vite, tel un éclair. Les livres, eux, demeurent pour témoigner ce qu’elle fut.

C. G. : Vous avez exercé vos talents de polémiste dans des journaux tels que Combat, Le Monde, L’Idiot international ; aujourd’hui, c’est sur la Toile que vous donnez libre cours à votre verve de pamphlétaire : sur le site Internet qui vous est consacré, www.matzneff.com, et aussi, depuis août 2013, sur le site de l’hebdomadaire Le Point, www.lepoint.fr.  Ce passage à la presse virtuelle signifie-t-il  que vous considérez que la presse écrite est morte ?

G.M. : Morte ? J’ose espérer que non, mais malade, sans aucun doute. Un de mes amis, éminent journaliste, m’assure que d’ici quinze ans les kiosques à journaux de notre quartier (nous habitons l’un et l’autre à Paris sur les rives du boulevard Saint-Germain) auront disparu. De fait, moi qui lis volontiers la presse italienne, je me suis récemment rendu compte que plusieurs quotidiens qui étaient en vente dans les kiosques parisiens, par exemple La Stampa et Il Giornale, n’y sont plus. Et chacun sait qu’en ce qui regarde la presse française des journaux tels que L’Humanité, Libération, sont dans une situation financière périlleuse. Un jour, peut-être, n’aurons-nous plus le plaisir de lire tranquillement notre journal du matin en buvant un café crème sur une terrasse ensoleillée, nous serons privés du plaisir de tourner les pages, de sentir le papier entre nos doigts, d’en humer la bonne odeur ; nous serons réduits à lire le journal sur le froid écran d’un ordinateur, d’un téléphone portable ou d’une tablette. Dans le moment même où je vous dis cela je fais avec ma main droite un signe d’exorcisme napolitain, je tente de conjurer le mauvais sort, mais, hélas, les faits sont têtus et, dans ce domaine, nous devons, je le crains, nous attendre au pire.

C.G. : – Imaginons que vous receviez un émile d’un jeune homme ou d’une jeune fille désirant entrer en littérature. Que pourriez-vous lui répondre par écran interposé ?

G.M. : – J’avoue ne pas savoir ce que signifie l’expression « entrer en littérature ». Lorsqu’à seize ans, parce que je me sentais différent de tous les gens qui m’entouraient, parce que j’étais un adolescent écorché vif au bord de la folie et du suicide, j’ai acheté un carnet noir et commencé à y griffonner les lignes qui plus tard allaient constituer un livre intitulé Cette camisole de flammes, je n’avais pas la moindre conscience de ce que j’entrais en littérature. Et pourtant, inconsciemment, j’y entrais. Pour avoir en soi le désir, le besoin de créer, un adolescent doit sentir son cœur percé d’une flèche ardente. Quelle est cette flèche ? Quelle est cette brûlure ? Tenter de répondre à cette double question, permettre à cette réponse de s’incarner dans des mots, telle sera tout au long de sa vie la source de son inspiration créatrice.

 

Gabriel Matzneff, interrogé par Charles Guiral

Paris, dans un bistrot du boulevard Saint-Germain, février 2014

 

Charles Guiral

Charles Guiral

Charles Guiral est professeur de Lettres classiques dans un Lycée de la région bordelaise. Sans aucune autre qualification, il ose s'intéresser aux lettres et à l'art, de façon générale. Les voyages ne l'intéressent pas.

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