Partagez sur "« Une vie », trait d’union entre Maupassant et Flaubert"
Une vie ou L’Humble vérité est le premier roman de Guy de Maupassant, publié en 1880. Si le lien affectif avec Gustave Flaubert, illustre normand lui aussi, est connu, l’affinité littéraire est on ne peut plus perceptible dans cet ouvrage. Bien plus que le style, le travail sur la psychologie de la femme doit beaucoup à son maître.
Comme Balzac avant lui puis Mauriac au XXe siècle, l’intrigue du roman nous conduit au sein de la bourgeoisie provinciale et de ses silences coupables. Jeanne Le Perthuis sort tout juste du couvent et rejoint sa famille aimante dans l’espoir de faire un beau mariage qui ravira tout le monde. Elle rencontre Julien de Lamare, un élégant issu de l’aristocratie désargentée, et finit par l’épouser.
Tout commence par des noces idylliques, qui conduiront les deux époux en Corse où l’esprit romantique de la jeune fille se perd à loisir dans la contemplation des rivages. Las, une fois revenus en leur demeure, le mari s’avère pingre et rustre. Sa tendresse laisse place à la rudesse, puis à la violence sexuelle et, bientôt, à l’adultère. Jeanne découvre en effet son mari dans le lit de Rosalie, la servante, qui accouchera d’un enfant illégitime.
« Les mariages arrangés, les vicissitudes du quotidien, les haines recuites comme les sournoiseries glissent sous la plume de Maupassant. »
Le roman se poursuit, au gré du cauchemar de Jeanne qui perd ses parents et laisse s’éloigner son époux volage et grossier. La foi vient à son secours, jusqu’au remplacement du prêtre par un autre, mystique et borné, qui sème la terreur parmi ses paroissiens à cause de ses prêches vengeurs.
Quelques pages d’Une vie portent aussi le témoignage brut et touchant de cette religion populaire qui unissait tout un canton le dimanche matin, tout comme elles dénoncent aussi la violence de certains hommes d’Eglise qui – par excès de cléricalisme – veulent régenter la vie privée de leurs ouailles. Les mariages arrangés, les vicissitudes du quotidien, les haines recuites comme les sournoiseries glissent sous la plume de Maupassant. Le récit du calvaire de Jeanne dure jusqu’à la dernière page du livre.
Une Bovary sans tragique
Dans une lettre, Maupassant écrit à propos de Flaubert : « Il m’a donné des notions littéraires que je n’aurais pas acquises après quarante ans d’expérience ». Le respect mutuel entre les deux hommes est passé à la postérité, tout comme l’admiration que l’auteur de Bel Ami vouait à celui de L’Education sentimentale.
En exposant les affres subis par la femme mariée, Maupassant n’a rien inventé : Balzac, dans La Femme de trente ans, avait lui aussi évoqué les souffrances de Julie une fois mariée au colonel Victor d’Aiglemont. Dans Madame Bovary, Flaubert était allé encore plus loin en racontant la lente mais inexorable décrépitude d’Emma, qui finit par succomber au tragique d’une vie morne et ennuyeuse. Une vie, le premier roman de Maupassant, est un trait d’union qui permet au génie de s’affirmer par rapport au maître parce qu’il va plus loin que ce dernier. Trait d’union également parce que la thématique amoureuse ne sera plus centrale dans l’oeuvre de Maupassant, si ce n’est dans Mont-Oriol, mais il s’agit avant tout d’un roman qui dénonce avant tout les ravages de la spéculation financière.
« L’héroïne de Maupassant se résigne. Elle n’affronte rien, ne rêve de rien. Elle se fane. »
La campagne normande est toujours décrite comme le miroir des passions tristes des protagonistes. La femme s’y ennuie toujours mais une différence fondamentale sépare Emma de Jeanne : l’héroïne de Maupassant se résigne. Elle n’affronte rien, ne rêve de rien. Elle se fane. Quand la dame flaubertienne s’échaude grâce à une passion virtuelle avec Rodolphe, Jeanne se morfond. La fatalité romanesque représente avant tout le combat perdu d’avance entre un personnage et le destin qui lui est promis. Jeanne ne prend guère les armes.
L’hypocrisie familiale, la goujaterie des hommes comme l’ingratitude des enfants lui semblent être des fardeaux bien trop lourds à porter. La platitude de la rencontre et la niaiserie de la jeune fille doivent beaucoup à l’ermite de Croisset, mais son indolence – qui confine parfois au masochisme – est une prise de distance notable avec le bovarysme. Ces mots qu’il a écrits à propos de Flaubert symbolisent finalement son propre génie littéraire : « Il devait être le miroir des faits, mais un miroir qui les reproduisait en leur donnant ce reflet inexprimable, ce je ne sais quoi de presque divin qui est l’art. »