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L’autre jour, la chance a voulu qu’au moment où je consultais les horaires des séances pour entrer au cinéma, une dame me demanda si j’avais l’intention de voir Bohemian Rhapsody. Je lui répondis par l’affirmative.

« Mon ami n’a pas pu venir, j’ai une place en trop », m’expliqua-t-elle, et elle me l’offrit. Grand merci ! Va donc pour Bohemian Rhapsody ! Cinq minutes plus tard, j’étais à une bonne place dans l’une des grandes salles confortables du nouveau Gaumont Alésia, qui fait face à l’église Saint-Pierre de Montrouge.

La proximité, le face-à-face entre ces deux bâtiments me frappe à l’instant que j’écris ces lignes. Le premier est gris, austère, dressant opiniâtrement son clocher comme la proue d’un navire qui fend le tumulte des eaux. Le second n’a qu’un écran en guise de façade, et de jour comme de nuit, fait luire ses affiches multicolores. D’un côté, la maison de Dieu fait homme ; de l’autre le temple de l’homme représenté en Dieu, sous les traits du héros épique, de guerrier, de superflic, de la star du rock.

« Jeune, j’avais bien écouté l’album Innuendo ainsi que News of the World, avec un certain plaisir, mais aussi quelque chose comme de l’effroi : je conserve le souvenir d’un ensemble tonitruant et théâtral. »

Distraitement, j’avais lu ici ou là les critiques du biopic. Le Monde faisait la fine bouche ; Télérama pinçait le nez ; Le Point fronçait le sourcil ; Les Inrocks faisaient la leçon. Du groupe Queen, je ne savais pas grand-chose et je ne nourrissais pas, pour leur musique, de passion particulière. Jeune, j’avais bien écouté l’album Innuendo ainsi que News of the World, avec un certain plaisir, mais aussi quelque chose comme de l’effroi : je conserve le souvenir d’un ensemble tonitruant et théâtral. La chanson Bohemian Rhapsody, justement, la célèbre monstruosité, m’avait singulièrement interloqué et je me revois feuilletant le livret et tombant sur des flopées baroques de « Scaramouche », « fandango », « Galileo, Figaro » et « magnifico ». Cela n’était même pas de l’anglais !

Un héros sûr de sa prédestination

Le moustachu en marcel qui était son frontman n’avait jamais suscité d’envie d’en connaître davantage. Quelque chose m’a toujours un peu déplu dans son nom de scène, Freddie Mercury : le prénom avait une connotation populaire et familière, tandis que le nom, tout au contraire, dégageait une froideur galactique et lointaine. L’association des deux me semblait un attelage ridicule et bancal.

« La quête de bonheur amoureux et d’identité sexuelle, tout est traité vigoureusement, excessivement, en cris, en sanglots, en silences, avec l’énergie de la vie même. »

Mais voilà : il ne faut pas croire les critiques. « Myopes des yeux, myopes du cœur et myopes du cul » ! comme dirait Katia, dans le Père-Noël. Le film de Bryan Singer vous emporte tout de suite comme une bourrasque. Des origines modestes du jeune immigré farsi aux milliers de personnes du stade Wembley pour le fameux Live Aid, en passant par les recherches musicales au sein du groupe Queen – la « famille », le « vaisseau-mère » – la quête de bonheur amoureux et d’identité sexuelle, tout est traité vigoureusement, excessivement, en cris, en sanglots, en silences, avec l’énergie de la vie même.

« Il a cette douce grâce naïve qui est la vraie bonté, la bonté féconde et lumineuse », dit Ernest Hello de Saint Jean Chrysostome dans ses Physionomies de saints. Ces trois derniers termes s’appliquent parfaitement au Freddie Mercury joué par Rami Malek, tout en souplesse et en fragilité nerveuse, à la fois sûr de sa prédestination, communiant en véritable thaumaturge avec les foules d’adorateurs, mais aussi anxieux et incertain. « Ceux qui ont de grandes destinées ont ordinairement porté la honte quelque temps, avant d’arriver à la gloire », écrit encore Hello à propos de Sainte Anne.

Le film est un long crescendo, avec pour paroxysme la reconstitution ahurissante d’un des plus grands concerts de l’histoire au stade de Wembley, en 1985. À ce moment du film, les musiciens nous sont connus, nous savons ce qu’il a fallu d’entêtement pour les mener là. La caméra plonge sur la foule et fond sur la scène où se meuvent ces quatre petits personnages.

Transfiguré (en gros plan, les yeux de Rami Malek scintillent d’une lueur surnaturelle), Mercury s’élève. Il bondit, il brasse l’air de ses bras, commandant aux multitudes en dévotion comme Moïse aux flots. Il joue, il dialogue, il pointe vers le ciel en tenant une note aigue : en le voyant, on pense à Saint Denys parlant d’Hiérothée, son maître, comme « l’expérimentateur des choses divines ». Et l’on comprend alors que derrière l’apparente vulgarité du biopic, cette histoire simple, ce rutilant spectacle, ce crime d’idolâtrie populaire que condamnent à l’unisson les bien-pensants effarouchés, il y a la permanence d’un culte, bruyant peut-être, brouillon, byzantin, surchargé de dorures et d’éclat, mais beau : le culte d’un saint.

Clément Bosqué

Clément Bosqué

Angliciste, directeur d'institut de formation, auteur de chroniques et de traductions, romancier. Fasciné par le renouvellement éternel de la matière épique, et par l'art d'écrire.

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