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 L’Identité malheureuse : c’est le titre du nouvel essai d’Alain Finkielkraut, intellectuel et  ancien professeur de philosophie à l’école Polytechnique, qui paraît aux éditions Stock. Si le titre est porteur de sens -il fait référence au débat avorté sur l’identité nationale- le contenu l’est davantage, tant par ses références que par la réflexion qui est développée. (Première partie de la chronique à lire ici)

 L’auteur invoque les anciens porte un regard critique sur la société de son temps, de l’effondrement d’une partie de sa culture à l’effritement du système scolaire. Néanmoins, il n’en reste pas moins un homme vivant pleinement son époque. Cette pensée de l’entre-deux se traduit dans un premier temps par l’utilisation d’objets culturels populaires, comme le cinéma, alternant tout au long de l’ouvrage avec l’emploi d’ouvrages destinés à un public plus restreint. Ainsi aux ouvrages anciens font échos les films La journée de la Jupe et La guerre est déclarée. De même il n’hésite pas à citer le discours en faveur du cyberespace d’un des membres du groupe psychédélique des années soixante Grateful Dead.

Car le philosophe est présent dans son siècle et hors de son siècle. Sa pensée s’exporte, elle ne s’arrête pas à la matière livresque, le penseur est double, à la fois membre du clergé régulier -qui vit selon une règle- et séculier -qui vit dans son siècle-. Cette double appartenance lui permet de regarder le monde moderne à travers les yeux du passé, celui des « morts » et d’être acteur et spectateur de son époque. L’auteur conjugue ses verbes au passé et au présent. Dès lors il crée un pont entre deux rives, et de ce fait, crée du sens.

  Créer du sens, c’est donc éviter les amalgames, les raccourcis, et le manichéisme intellectuel. Le combat moderne oppose les partisans du politiquement correct et leur optimisme forcené aux langues déliées, qui usent et abusent du langage au nom de la liberté d’expression. Alain Finkielkraut lutte pour un usage modéré de la parole. Selon lui il existe un espace entre « le politiquement correct »  et le « politiquement abject », entre « les pieux escamotages de la désinformation » et « la démagogie des partis d’extrême droite », entre « la bien-pensance » et « toutes les aubes dorées de la pensée mauvaise »,  l’honnêteté dans la quête de vérité.

Le philosophe ne remet pas en cause l’uniformisation de la pensée au nom de la protection de la société, « cette [le politiquement abject] hantise est légitime » cependant il en souligne les excès. L’honnêteté commande de ne pas systématiser le discours.

La médiocrité intellectuelle et la libération du langage sévissent aussi dans les Universités.

La vérité, quant à elle, ne doit pas être « sacrifiée », il est nécessaire d’analyser ce que nous sommes amenés à voir et non à détourner les yeux car « sacrifier la vérité afin de ne pas nourrir la bête, cela revient à nourrir la bête en lui faisant cadeau de la vérité ». Il convient de voir ce que l’on ne veut pas voir, d’accepter la réalité dans son entièreté. Ce positionnement intellectuel exige un art de la forme c’est-à-dire l’exacte utilisation du terme exact pris en son sens premier.

Le langage ne doit pas être banalisé, réduit à la vulgarité qui se joue des mots, car « quand je mets les formes, je respecte son usage, bien sûr, je joue un rôle, sans doute, je trahis mes origines, peut-être […]. Je les salue, je m’incline devant eux, je prends acte de leur existence en atténuant la mienne ». Comment alors ne pas sourire devant la description récente que fait Laura-Maï Gaveriaux, professeur de Philosophie à la Sorbonne, de l’auteur lui-même : « Un type tout agité avec des cheveux gras et des chaussures ridicules » (Blog Le Plus, Nouvel Observateur). La médiocrité intellectuelle et la libération du langage sévissent aussi dans les Universités.

 Au chapitre « Le vertige de la désidentification » Alain Finkielkraut s’intéresse à la naissance de la nation française et exhume l’auteur et homme politique antisémite Maurice Barrès, figure de proue du nationalisme français.

Mais les attentions du philosophe ne portent pas sur la question du nationalisme. Non. Et quand il mentionne le positionnement intellectuel de l’auteur des Déracinés, c’est pour mieux fustiger sa haine des juifs : « Du début à la fin de l’affaire, Barrès n’en démord pas : [le capitaine] Dreyfus a trahi parce que, étranger sur la Terre, il a la trahison dans le sang. Son crime se déduit de sa race. Juif, il est Judas, il conspire par nature contre l’identité nationale ». En revanche le penseur fait appel à l’Histoire et fonde une réflexion sur les origines de la nation, ses fondements, interrogations qu’il a déjà soulevées dans les premières pages de la Défaite de la pensée.

Dès lors, Maurice Barrès représente le mieux le sentiment d’adhésion à ses morts, à ses ancêtres, face aux Lumières, qui voient en la nation un contrat passé avec ses citoyens. S’oppose au « sentiment romantique » et  à la culture de son passé -transmise de génération en génération-, « l’universalisme » de l’homme,  s’extirpant de sa condition et de ses origines afin de se définir pleinement et librement. « [Barrès] : « l’individu s’abîme pour se retrouver dans la famille, dans la race, dans la nation ». Les Lumières : « l’individu se libère par la raison de ses conditionnements et manifeste ainsi sa qualité d’homme ».

Ainsi, au nom de la neutralité de l’état à l’égard des religions, il est nécessaire pour les citoyens français d’ôter symboliquement leur appartenance divine dans les établissements publics.

Si Alain Finkielkraut admet les fondements de l’affiliation au passé, il prend nettement ses distances avec le « pathos de l’enracinement » de Barrès et son sentiment d’appartenance « radicalisé » qui fondent le rejet de ce qui lui est étranger.

 Lorsque, dans son essai l’écrivain puise dans ses ouvrages précédents, c’est pour tenter de répondre aux interrogations complexes que soulève le port du voile islamique dans les lieux publics et les établissements scolaires.  Les premières réponses se trouvent dans le principe de la galanterie française et de la visibilité du féminin. (Claude Habib, La galanterie française).

En outre, l’auteur reproduit le manifeste cosigné par lui-même et plusieurs autres intellectuels -Elisabeth de Fontenay, Elisabeth Badinter ou encore Régis Debray-, qui visent à défendre le concept de laïcité : « Il faut que les élèves aient le loisir d’oublier leur communauté d’origine et de penser à autre chose qu’à ce qu’ils sont pour pouvoir penser par eux-mêmes. ».

Ainsi, au nom de la neutralité de l’état à l’égard des religions, il est nécessaire pour les citoyens français d’ôter symboliquement leur appartenance divine dans les établissements publics. Néanmoins ce manifeste pour la défense de la laïcité n’est pas sans rappeler un précédent essai d’Alain Finkielkraut, Le juif imaginaire.

 Alain Finkielkraut n’est jamais aussi vif que lorsqu’il analyse les choses du monde sous le prisme des belles-lettres et de la philosophie.

Dans cet ouvrage l’auteur exhorte les juifs nés après la guerre à ne plus s’affubler d’une identité ayant pour fondement la persécution qui aujourd’hui n’est plus la leur. Mais celle de leurs ancêtres.  De même qu’il incite les juifs à se dépouiller d’une partie de leur passé, il invite les français de confession musulmane à confiner au domaine privé un pan de leur religiosité et à pratiquer leur spiritualité en accord avec les règles de la république. La liberté individuelle telle que la liberté de conscience ou la liberté de culte s’incline alors devant le droit commun. Ces principes respectés permettent l’enrichissement personnel et intériorisé des cultes sous l’égide d’une laïcité  commune et « hors des murs».

 Alain Finkielkraut n’est jamais aussi vif que lorsqu’il analyse les choses du monde sous le prisme des belles-lettres et de la philosophie. L’on peut voir ainsi Marcel Proust côtoyer ses pairs : Molière,  Chateaubriand, Charles Dickens, Bertolt Brecht et bien d’autres. Ou encore les Philosophes Diderot, Hobbes, Emmanuel Levinas, David Hume pour ne citer qu’eux. Les nombreux illustres penseurs cités s’accompagnent, tout au long de l’essai, d’une analyse du présent sous le prisme des œuvres dites « classiques ».

Cette volonté permanente de trouver en la littérature des éléments de réponse renvoie le lecteur à ses précédents ouvrages, Un cœur intelligent et Et si l’amour durait. A travers des livres du patrimoine, l’auteur fonde une réflexion tantôt sur l’amour, tantôt sur le rire et fournit au lecteur des éléments de réponse qui lui permettent de réfléchir sur sa condition.  Enfin, parmi les auteurs phares présents dans L’identité malheureuse figure l’écrivain, poète et essayiste français Charles Péguy. Sa pensée accompagne sans cesse celle d’Alain Finkielkraut, qui en fit le personnage principal de son livre Le mécontemporain. Charles Péguy, lecteur du monde moderne, paru en 1992. L’auteur y  affirme son désir de réhabiliter l’écrivain tombé en désuétude.

 L’identité malheureuse n’est pas l’œuvre d’un homme pessimiste. Mais, comme il aime à se définir, celle d’un penseur réaliste et optimiste, qui tente à travers l’écriture de retourner à l’origine des choses. C’est avant tout l’acte d’un philosophe qui fait corps avec cette citation d’Emmanuel Levinas : « La France est une nation à laquelle on peut s’attacher par le cœur aussi fortement que par les racines ».

 

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Andrés Rib

Ancien de la Sorbonne. Professeur de Lettres. Aime le Balto, et la Philo.

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