D’excitation, le petit garçon n’arrivait pas à s’endormir. Un silence trop plat avait pris possession de la petite pièce qui lui tenait lieu de chambre, avec son petit frère à la respiration déjà apaisée… Pourtant, même ici, l’atmosphère pesait. Une forme de malaise invisible. Comme si l’air qui les entourait avait pris du poids, les étouffait. Comme si respirer était déjà un fardeau lourd à porter, une maladie incurable. Le petit garçon ne voulait pas s’endormir. Ce soir, il avait une mission, un mystère à élucider. Alors, il s’imagina que des monstres les entouraient de toutes parts pour leur annexer l’air qu’ils respiraient. Lui, le grand, il luttait, héros magnifique, pour conquérir son droit à la respiration, et sauver son petit frère de l’étouffement. Il se retourna dans le lit plusieurs fois et frappa du poing dans le vide. « Poh poh ! », murmura-t-il, presque silencieusement. Il était fort, il vaincrait les assaillants, il protégerait son frère !
Le petit garçon n’avait pas sommeil. C’était si dur d’être fatigué à la fin de la journée quand on passait son temps enfermé à la maison ! Une fois qu’on avait épuisé la liste des jeux de sociétés, qu’on s’était un peu amusé à embêter tout le monde, bah… on s’ennuyait ferme.
Oh, si encore il pouvait aller à l’école… Le petit garçon regrettait. Là-bas, il aurait retrouvé les copains, joué au loup ou à chat perché dans la cour… Mais du jour au lendemain, l’école avait fermé. On n’avait pas bien compris pourquoi. Les grandes personnes chuchotaient avec des visages inquiets et quand on osait poser des questions, on leur rappelait qu’ils n’étaient que des enfants, ça ne les regardait pas. « Ce sont des problèmes d’adultes, pas de petits », on leur répétait. Tout ce dont les enfants étaient certains : c’était grave. Et même si au début c’était la fête, ces vacances forcées, on avait vite déchanté quand on avait compris qu’on allait rester cloîtrés toute la journée à la maison, sans pouvoir sortir jouer au ballon… Le pire : maman reprenait les cours de l’école… et c’était long !
Ça le préoccupait, tout ça, le petit garçon. Tout avait tellement changé en quelques jours : les gens, la vie, et la ville. Les commerces aux abords de la ville, Maman n’y allait plus à présent. Elle partait très tôt le matin, toujours seule, vers le centre et le marché, alors que le soleil ne s’était pas encore levé. Elle longeait les murs. Le petit garçon l’avait bien vue, de la fenêtre, petite ombre qui s’engouffrait dans le dédale des rues ensommeillées. Les rues étaient toujours désertes. Pas un seul bruit. Quelques ombres qui passaient, comme Maman, très tôt ou très tard, quand le soleil n’était pas encore haut dans le ciel. Mais sinon, pas une seule âme qui vive. Tout le monde restait terré, caché. Et soudain, un grand vacarme lointain comme si la terre explosait quelque part, mais on ne voyait rien, parce que Maman avait toujours fermé les volets à temps. Quelquefois, il y avait bien le voisin de l’immeuble d’en face qui lui envoyait des saluts, quand les fenêtres étaient ouvertes, et le petit garçon, tout heureux, les lui rendait bien. Mais on s’était vite rendu compte que les parents n’aimaient pas non plus quand on s’approchait trop des fenêtres…
Pour ça aussi qu’il ne dormirait pas. Ce soir, c’était le grand soir, celui où il avait décidé qu’il verrait, qu’il comprendrait enfin. Depuis plusieurs jours, une scène se répétait de plus en plus fréquemment : c’était ce que tous les adultes appelaient « l’alerte ». Une scène très excitante. D’abord il y avait une sirène qui vous hurlait dans les oreilles à vous faire éclater les tympans. Et immédiatement, les parents accouraient, inquiets, s’approchaient des fenêtres, jetaient un regard vers l’extérieur, puis, paniqués, vous emmenaient, et abandonnaient tout, alors qu’il ne se passait rien… On descendait vite, très vite les escaliers, et puis on allait dans ce qu’ils appelaient un « abri », une grande cave en fait, où tous les gens de l’immeuble étaient rassemblés. Là, c’était le seul endroit où le petit garçon pouvait retrouver les copains et il leur avait promis qu’à la prochaine alerte, lui, le plus courageux de la bande, le plus malin aussi, il irait voir : il saurait. Il resterait à la fenêtre, il ouvrirait le volet et il verrait le mystérieux spectacle caché…
C’était ce moment précis que le petit garçon attendait, dans son lit.
Alors qu’il commençait à sentir ses paupières s’alourdir, trois coups retentirent. La sirène. Ça commençait ! Soudain, les parents, le remue-ménage des pas dans l’escalier, quelques petits ensommeillés qui pleuraient… Maman entra en un coup de vent dans la pièce, et les prit tous deux, le petit frère et lui, par le bras, à leur faire mal aux poignets. Puis, ils descendirent les escaliers. C’est ce moment-là que choisit le petit garçon pour se dégager de l’emprise maternelle. Son poignet était petit et la prise de sa mère s’était détendue face à la foule qui courait dans les escaliers de service. Il remonta à contre-courant le flot des voisins qui descendaient vivement vers l’abri et courageusement, dans les coups de pieds et de coudes, se hissa jusqu’à l’appartement. La porte était restée ouverte.
Dans le silence, dans le vide de l’appartement, sûr de sa victoire, il approcha de la fenêtre. Leva le voile du rideau sombre et ouvrit le volet. Le mystérieux spectacle allait enfin avoir lieu. La nuit était claire. Un reflet de lune pourpre s’étalait, terne, dans les ruelles de la ville. La sirène s’était tue, à présent, et le silence pesait en grand maître de la cérémonie à venir. Puis un grand fracas, proche, et d’autres qui se déplaçaient… Toujours plus près. Le petit garçon n’arrivait plus à détacher le regard de la scène qui se jouait sous ses yeux. La terre qui tremblait, et dans le bruit assourdissant, des explosions, des éclairs de lumière qui s’échappaient du sol, des tremblements de lucioles gigantesques. Les avions, insectes obscurs et sans lumières descendaient en piqué, à l’affut du moindre mouvement, puis tonitruaient en salves rythmées de petites pierres que l’enfant avait du mal à discerner. Des éclats de poussières et de béton donnaient un éclat blanc vif à cet immense feu d’artifice au ras du sol. C’était si étrange… cette effervescence dans la ville morte, ces forces de feu rythmées. Fascinant et beau, ça vivait. Un spectacle total, sans humains, comme si un énorme monstre avait pris possession de tout l’espace.
Un spectacle magnifique et puis une gêne. Combien de fois lui avait-on répété ? Il n’avait pas le droit de regarder ça. Il le savait. Un peu comme les films interdits où les hommes se battaient et le sang giclait. « Je n’ai pas le droit de regarder ça… » Ça le mettait mal à l’aise, mais il fallait qu’il voit. Jusqu’au bout. Pour les copains, pour leur raconter, enfin. C’était la réalité, il ne voulait pas rater la réalité ! Peu à peu, son œil s’acclimata à la nuit, et il distingua des formes qui se mouvaient au rebord des rues. Les ombres grouillaient, et de temps en temps, s’arrêtaient pour lancer d’étranges cailloux sifflants et ocre dans les airs. Des hommes ? il y avait donc des hommes dans ce monde merveilleux de monstres et de feu ? Le petit garçon n’arrivait pas à les distinguer nettement, ils étaient cachés, masqués… On aurait dit des fourmis, désordonnées et dispersées. Et puis les avions passaient, et soudain toutes ces ombres disparaissaient, se terraient dans la fourmilière des rues et de la ville… Quelques-unes s’arrêtaient et ne bougeaient plus, sur le sol, en plein milieu des routes. Comme si on leur avait marché dessus. Le petit garçon aurait juré qu’il y avait des flaques qui se formaient tout autour… C’était sombre, pas tout à fait noir pourtant. Très rouge. Horr… Mais…
Une ombre était entrée dans la pièce, derrière lui, comme une furie, sans prendre garde au bruit. Elle comprima les épaules de l’enfant, et l’arracha violemment à sa contemplation. Le petit garçon se retrouva nez-à-nez avec un visage suffoquant, qui respirait la colère et la peur. Mais… Maman ! C’était Maman qui s’époumonait, qui disait des mots incompréhensibles et pleurait, rouge de se retenir de crier, les yeux creusés, le visage comme un masque tragique. Maman déformée par la douleur. Maman presque folle. Jamais il ne l’avait vue comme ça. Le petit garçon avait honte maintenant. Sans aucun mot, Maman le serra à l’étouffer contre elle, dans ses bras et l’emporta vers l’abri.
Les copains l’attendaient, impatients d’apprendre enfin, avec une lueur d’admiration pour leur ami, celui qui avait osé regarder, celui qui avait tout vu. Le petit garçon serra les dents, évita les regards avides et ne dit pas un mot. Tout doucement, silencieuses, elles coulèrent. Les larmes amères, les larmes cruelles de la désillusion d’un petit garçon qui en avait trop vu. Le spectacle était fini.
Anne Rouge