C’est la taxe de trop. La couleuvre que des millions de Français chauffés à blanc ne veulent pas avaler. Enfin conscient de la gravité de la situation, le gouvernement d’Edouard Philippe s’apprête à annoncer un moratoire sur cette hausse des taxes de carburant qui a fait germer le mouvement des Gilets Jaunes.
Un mouvement d’autant plus insaisissable qu’il est constitué de citoyens de sensibilités politiques très différentes. Un aréopage de contestataires plus ou moins violents, mais tous très déterminés, avec des ultras de droite et de gauche – n’en déplaise à Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur très décrié qui a tenté de refaire le coup de la peste brune –, des mélenchonistes, des marinistes, des électeurs de gauche et de droite traditionnelles… Des citadins, des ruraux, des altermondialistes, des apolitiques. Des ouvriers, des employés de bureau, des retraités, des chômeurs.
Ces Français ont en commun l’érosion de leur pouvoir d’achat ainsi qu’une détestation d’Emmanuel Macron et de ses affidés (dont nombre d’entre eux découvrent la politique et ont eu l’occasion de faire étalage de leurs graves insuffisances) d’autant plus profonde que ces derniers n’ont pas franchement fait mystère de leur mépris. La remarque vaut surtout pour le chef de l’Etat, lequel aura désormais toutes les peines du monde à se défaire de cette image de roitelet rempli de morgue qui lui colle à la peau depuis des mois.
Tout a longtemps réussi à cet homme brillant, originellement « créature » politique d’un François Hollande avec lequel les relations sont devenues de plus en plus tendues, et sorte de VGE du XXIème siècle. Un parcours immaculé, l’allant de la jeunesse, l’audace réformatrice, le sens de l’image, mais aussi l’extrême conscience de sa propre valeur intellectuelle et la condescendance : les similitudes sont frappantes.
Des bourdes à répétition
Sauf que la légitimité même d’Emmanuel Macron pose question, encore plus que celle de son prédécesseur, élu en son temps dans un mouchoir de poche, considérant le fait qu’il l’a emporté au second tour face à la représentante du Front national et la forte aspiration populaire au renouvellement de la classe politique. Davantage choisi par défaut que pour un programme qu’il mit de très longs mois à officialiser, au point que ses contempteurs le soupçonnaient d’être en déficit d’idées, le président de la République n’en a pas moins fait preuve de courage au cours de l’An I de son quinquennat, se risquant à mener des réformes aussi nécessaires qu’impopulaires.
Quoi qu’il advienne, il restera aussi dans l’histoire pour avoir su résister au redoutable pouvoir de nuisance des grévistes de la SNCF. De là à estimer que ses concitoyens lui avaient accordé un blanc-seing, il y a un grand pas qu’Emmanuel Macron semble avoir franchi.
Pour le dire familièrement, le locataire de l’Elysée, jadis redoutable sur le plan de la communication, pourrait avoir pris la grosse tête. Jupiter est-il mal entouré ? N’écoute-t-il plus que lui-même, juché dans sa tour d’ivoire et gagné par l’ivresse du pouvoir ? Les déclarations pour le moins malhabiles dont il est devenu coutumier donnent en tous les cas du crédit à cette hypothèse. Les salariés illettrées de GAD ont été les premières à pouvoir lui instruire un procès en mépris de classe, tout comme ce jeune qui ne lui faisait pas peur avec son T-shirt et auquel il a affirmé que « la meilleure façon de se payer un costard, c’est de travailler ».
A l’époque, Emmanuel Macron n’était pas encore à cette place, mais depuis, des dizaines de milliers de chômeurs ont vu rouge lorsqu’il a déclaré, avec un aplomb démesuré, qu’il suffisait de traverser la rue pour trouver un emploi. Plus tôt, lors de l’inauguration de la Station F, pléthore de Français pouvaient aussi se formaliser de cette étrange théorie selon laquelle « une gare, c’est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien ».
Des silences assourdissants
La liste des bourdes, leçons de morale, admonestations publiques, charges antipatriotes et autres philippiques depuis l’étranger est désormais longue. Et si l’actuel chef de l’Etat n’est pas responsable de tout, il est aussi pour partie comptable de ce qui a été entrepris lors du précédent quinquennat. Surtout, son attitude de premier de la classe réfractaire à toute critique a nourri le ressentiment général, le sentiment de déconnexion, l’accusation de sectarisme et l’impression d’arrogance. La remarque vaut également pour la gestion ou plutôt l’absence de gestion de l’affaire Benalla, objet d’intenses spéculations et à l’origine d’un gigantesque incendie qu’Emmanuel Macron, en refusant obstinément de s’exprimer à la télévision, comme s’il était trop gêné aux entournures, n’a pas voulu circonscrire.
Tout juste avait-il lancé, faussement droit dans ses bottes, mais vraiment hors sol, un provocateur « qu’ils viennent me chercher » au milieu de ses troupes. Avec une propension à souffler sur les braises qui est devenue la marque de fabrique de son parti, dont l’une des représentantes, la députée de Paris Elise Fajgeles, s’est couverte de ridicule et a délivré un message pathétique hier en ne parvenant pas à donner à ses contradicteurs le montant du SMIC.
Les graves débordements de ce week-end à Paris, avec une Marianne éborgnée, un Arc de Triomphe mutilé et un ouest parisien défiguré par les casseurs, ne semblent pas non plus assez graves pour que le président de la République prenne de son temps pour s’exprimer publiquement. Econome dans ses propos, à moins qu’il ne prépare une intervention « carabinée », ce qui serait une première depuis son avènement, Emmanuel Macron n’aura rien fait, depuis de longs mois, pour donner à penser qu’il est proche de ce peuple qui l’a fait président.
Il aurait intérêt à rectifier le tir sans tarder et à enfin lâcher du lest, au lieu de se borner à garder le cap en faisant fi des contextes. Il s’agit sans doute là d’un prérequis indispensable pour que le soufflé insurrectionnel retombe, même si la rupture avec les Français paraît aujourd’hui consommée. A moins que l’absence désespérante d’offre politique et d’alternatives crédibles de part et d’autre de l’échiquier politique ne fasse encore office de planche de salut au premier de cordée (si tant est bien sûr qu’il brigue un nouveau mandat) quand viendra le temps de relever les compteurs.