Nous avons parlé du poème médiéval Beowulf, autant païen que chrétien : nous voilà à l’orée du XVIIe siècle, en une époque où les guerres de religion déchirent l’Europe. Nous verrons tout à l’heure comment un souverain européen, Jacques Ier, va commander une nouvelle traduction, en anglais, du plus grand livre qui jamais fut. Nous dirons aussi quelle fut sa postérité, égale à celle de la version que Luther donna à l’Allemagne.
Lorsqu’en 1603 Jacques VI d’Écosse prit la Couronne d’Angleterre, il se crut au moment de porter remède aux dissensions qui affligeaient le royaume. Il quittait un pays où, sous l’influence du tribun Knox, s’épanouissait cette sombre théocratie égalitaire, le presbytérianisme. En Angleterre, les « puritains » faisaient entendre leurs revendications. De plus, Jacques Ier devait se montrer à la hauteur de l’héritage élisabéthain : on se souvient que la meurtrière de Mary Stuart avait le dégoût du calvinisme à peu près autant qu’elle avait pris en haine le papisme ; pour elle, la religion était avant tout « un moyen de gouvernement[1] ».
Jacques (James) invita donc à Hampton Court des ecclésiastiques et représentants des diverses sensibilités chrétiennes, sans forclore les puritains. Se posant en arbitre, il n’hésitait pas à quereller les uns et les autres (« Votre argument vaut de la m… », se serait-il écrié). C’est lors de l’une de ces discussions que naquit l’idée d’une nouvelle traduction des textes sacrés, « autorisée » par le Roi, et qui ferait consensus. Jacques prévit qu’elle serait, le plus qu’il fût possible, le fruit d’un travail commun. Il arrêta ainsi que plusieurs dizaines de spécialistes se réuniraient en « compagnies » dévouées à cette immense tâche.
« Quoi de mieux qu’une nouvelle Bible, qui invite à faire communauté dans le prolongement des deux « Alliances » (synonyme de « Testament »), l’ancienne et la nouvelle ? »
Probablement Jacques ne se contentait pas là de faire œuvre pie. S’il montrait une mine hospitalière aux puritains hostiles au terme de « pénitence », c’est qu’en échange il lui serait plus aisé de proscrire celui de « tyran », qui risquait de donner des idées à certains. Il eût été fort fâché de céder sur l’essentiel à ses yeux : ce que depuis Elizabeth on appelait la « Suprématie » de la Couronne en matière religieuse et l’unité du peuple anglais. Quoi de mieux qu’une nouvelle Bible, qui invite à faire communauté dans le prolongement des deux « Alliances » (synonyme de « Testament »), l’ancienne et la nouvelle ?
Il ne faut pas nous exagérer ici l’originalité de la King James. Elle emprunte à la version de Tyndale de 1530 et à d’autres, dont la version des calvinistes réfugiés à Genève de 1560, que les puritains emportèrent sur le Mayflower, à la Bishop’s de 1568 qui nous a donné les « voix qui se lamentent dans le désert » (« The voice of him that crieth in the wilderness », Isaïe 40, 3), ainsi qu’à la Douai-Rheims de 1582 (sur laquelle J. F. Kennedy prêta serment) qui a laissé la belle image : « through a glass darkly » (1 Corinthiens, 13:12)[2]. C. S. Lewis (l’auteur de Narnia !) rappelle qu’à cette époque, « toute la chrétienté » redécouvre et traduit la Bible[3].
Et quel enchantement ! Ces récits curieusement bâtis évoquent un orient pastoral où, pour se battre, on se « poussière » (Genèse 32, 24), où un même mot הצּבי désigne « l’honneur » et « une gazelle » (2 Samuel 1, 19), où « consacrer » se dit « fiancer » (Exode 20, 11). La langue est poésie, jusque dans ses imprécisions : ainsi, en hébreu, « se taire » et « se lamenter » (Lévitique 10, 3) sont homonymes. Parfois, les traducteurs tombent sur une perle de leurs prédécesseurs : ainsi « des ténèbres où l’on tâtonne » que le grec et le latin de la Vulgate rendent par « une obscurité palpable » (« darkness which may be felt ») (Exode 10, 21).
La Bible et la littérature
Toute émaillée d’archaïsmes (déjà au XVIIe siècle les terminaisons des verbes en –th, l’usage du pronom « thou » faisaient « vieillottes ») c’est, en quelque mesure, la simplicité de sa langue (un lexique de 8000 mots, à comparer aux 30 000 que l’on dénombre chez Shakespeare, peu d’emprunts étrangers, des propositions sans subordonnées) qui tend à imprimer le verbe de la King James dans l’esprit de ses lecteurs et auditeurs. J’ai dit « auditeurs », car la prose biblique prend parfois le rythme du pentamètre iambique, c’est que le texte fut conçu pour être lu à haute voix.
« La culture ouvrière des Etats-Unis comme l’oralité jamaïcaine puisent dans cette version ‘autorisée’ de l’Écriture leurs métaphores et leurs proverbes ».
Ce sont environ 250 locutions (dont la plupart étaient déjà chez Tyndale) qui sont, au fil des siècles, passées dans le langage courant. Si la King James n’a pas innové, elle a popularisé « the salt of the earth » (« le sel de la terre », Matthieu 5, 13), le colosse « aux pieds d’argile » (« his feet part of iron and part of clay », Daniel 2, 33)… et même un francophone connait « let my people go » (Exode 10) ! 400 ans plus tard, la plupart des anglophones en savent des passages par cœur. La culture ouvrière des Etats-Unis comme l’oralité jamaïcaine puisent dans cette version « autorisée » de l’Écriture leurs métaphores et leurs proverbes.
Toute littérature s’origine-t-elle à la Bible ? Certains l’ont affirmé[4]. Certainement, du Paradis Perdu de Milton, dont nous reparlerons, jusqu’à Jane Eyre de Charlotte Brontë qui se régale du Livre des Rois, en passant par Blake qui se voulait l’égal des prophètes, tous ont de grandes obligations à Jacques Ier et à ses traducteurs. Chez les Américains, la trace de la Bible sillonne les vers de Walt Whitman et d’Emily Dickinson, les romans de Cormac McCarthy ; Steinbeck y a trouvé le titre de ses Raisins de la colère, et Faulkner de son Absalom, Absalom ! qui reprend le cri du roi David apprenant la mort de son troisième fils.
La King James empêcha-t-elle les conflits de religions ? Prévint-elle la guerre civile qui allait sévir en Angleterre dans le courant du XVIIe siècle ? Non. Elle ne put rien contre les crimes et les pires bigoteries qui les justifiaient. Les hommes sont ce qu’ils sont : la Bible le montre assez bien. Mais outre qu’elle fit advenir une langue et le sentiment d’une nation qui allait conquérir le monde, elle fournit pour l’éternité les âmes d’images et de musique. Que l’on soit ou non croyant, c’est une parole à laquelle, comme à la poésie, seuls les sots sont sourds, car « il ne s’agit pas d’une parole sans importance pour vous : c’est votre vie » (Deut. 32, 47).
[1] Daniel-Rops, Histoire de l’Église du Christ, Grasset, Paris, 1965.
[2] Que la version française de Louis Segond, par exemple, rend pauvrement par : « nous voyons au moyen d’un miroir, d’une manière obscure ».
[3] C.S. Lewis, The Literary Impact of The Authorised Version. Conférence Ethel M. Wood donnée à l’Université de Londres le 20 mars 1950. The Athlone Press, Londres, 1950.
[4] C’est ce que pensait le critique canadien Northrop Frye. Le Grand Code, la Bible et la littérature, trad. Catherine Malamoud, Seuil, Paris, 1984.