Partagez sur "« La Folie Tristan » de Gilles Sebhan – Le carnaval des fous"
Deux livres à lire donc en cette rentrée littéraire d’hiver : le nouveau Houellebecq, bien sûr et le roman de Gilles Sebhan. Un après le puissant Cirque Mort, l’auteur revient avec la suite des aventures du lieutenant Dapper dans La Folie Tristan, toujours aux éditions du Rouergue. Quelques semaines après le retour de son fils Théo, le père est dans l’incapacité de renouer avec ce fils tant cherché.
L’oeuvre de Gilles Sebhan s’étoffe d’un nouveau roman et montre ainsi comment devenir un grand auteur de roman noir. Les nombreux romans autobiographiques de l’auteur, ses essais ; les américains diraient ses oeuvres de non fiction, consacrés à l’oublié Tony Duvert lui ont permis d’acquérir une expertise de l’écriture noire. Gilles Sebhan sait depuis longtemps parler au lecteur, il maîtrise à présent l’art du suspense. Pour tout ceux qui seraient amenés à penser que ce roman n’est qu’un énième polar sur le marché il convient de comprendre qu’il s’agit de l’apparition, de la naissance d’un grand auteur noir. Est-ce étonnant si pour la sortie de Cirque Mort, le grand François Angelier lui a ouvert le micro de l’émission Mauvais Genres sur France Culture ? C’est le premier constat que l’on peut faire à la lecture. L’ouvrage a été remis sur le métier pour offrir un roman ciselé à l’ancienne, une broderie dégueulasse dont la finesse n’a d’égal que la boule au ventre qui vous tient à la lecture. A de multiples reprises, l’envie de reposer le livre surgit, tellement il prend aux tripes.
Tirer le fil de la masculinité à partir de l’homosexualité, voilà qui est osé mais cela fonctionne. Ces hommes homos ou hétéros sont tous des fils-de ou des pères-de. C’est ce qui les relie.
Le lieutenant Dapper est-il en train de devenir un personnage classique de la fiction noire, à l’image d’un Maigret, d’un Philip Marlowe, d’un Adamsberg, ou d’un San-Antonio ? Sebhan va t il l’essorer jusqu’aux tripes, ce flic moyen qui n’en croit pas ses yeux de sentir le pouvoir du jeune Ilyas ? Ce roman est un carnaval de fous. On ne sait plus qui est le fou de l’autre. Bien sûr, on retrouve l’énigmatique Docteur Tristan, dont le nom accompagné de cette fonction fait plus penser à un tueur en série qu’à un psychiatre, Ilyas, Hans et tous les gamins du centre thérapeutique. Mais Théo lui-même n’est plus complètement le même, n’en déplaise à sa mère. Puis il y a Marlène et son barbouze séducteur qu’elle rencontre au bar du Progrès. Jusqu’au bout, le roman vous tient en haleine. Vous cherchez à savoir qui et surtout pourquoi ? C’est bien souvent le problème que l’on rencontre dans les romans de Gilles Sebhan. On ne cherche qu’à comprendre un éventuel pourquoi : Pourquoi les hommes, pourquoi les pères, pourquoi la violence, pourquoi les anormaux. Gilles Sebhan offre une voix aux fous.
Dapper, père pas peinard.
La Folie Tristan est un roman noir. L’auteur maîtrise pleinement les codes du genre pour pouvoir jouer avec les clichés sans se laisser prendre. Le lieutenant Dapper n’est pas un alcoolique complètement perdu. Anna n’est pas une femme coquille vide qui ne sert qu’à mettre une touche féminine dans ces histoires d’hommes. Théo n’est pas qu’un simple petit garçon innocent. Le barbouze n’est pas qu’un prétexte à relancer le récit. En lisant ce roman on retrouve aussi l’un des sujets favoris de l’auteur, qui depuis bientôt vingt ans n’a écrit presque que sur les hommes. Gilles Sebhan était un écrivain de l’homosexualité masculine un peu trashos. Mais parler des hommes c’est parler des pères et des fils, c’est aussi ce qu’il fait depuis longtemps. Tirer le fil de la masculinité à partir de l’homosexualité, voilà qui est osé mais cela fonctionne. Ces hommes homos ou hétéros sont tous des fils-de ou des pères-de. C’est ce qui les relie. N’est-ce pas l’un des rôles de ce motif qui encadre La Folie Tristan : la sculpture biblique de l’Arbre de Jessé, représentant un arbre généalogique ancré dans la pierre à l’image des liens qui ne libèrent pas. Anna, la mère de Théo, hésite à retrouver Hélène, l’institutrice de Théo, avec qui la proximité grandit.
Elle est la figure homosexuelle du roman. Malgré sa discrétion, c’est une image de femme puissante qui prend la parole face à ce lieutenant de mari qui prend la place. Le docteur Tristan, quand nous l’avons rencontré il y a un an avait tout du grand coupable. Il n’est finalement coupable de rien d’autre que d’avoir aimé ces enfants étranges, d’en avoir oublié quelques uns. Théo a laissé dans son ravissement une part de son innocence. Non pas qu’il soit devenu coupable de quoi que ce soit, mais plutôt en ce que la morale ne veut pas accepter la réalité : Théo devient un homme, au contact d’Ilyas notamment. La folie fait grandir donc. Le roman se clôt presque sur une sorte de rite initiatique qui vient boucler la boucle entamée par les premières pages de Cirque Mort.
Gilles Sebhan écrit un livre riche : thriller ultra efficace pour le lecteur qui n’aurait pas feuilleté le premier roman, livre enquête sur la paternité, et sur la masculinité de l’étrange et du flou pour les autres. Livre d’introspection pour un personnage qui n’avait rien demandé mais qui va tout trouver dans ces pages. Récit d’apprentissage rock’n’roll pour un Théo que la norme voudrait voir comme une éternelle victime. « la folie le fascinait mais il savait qu’en chacun le fauve pouvait se réveiller » (p.158)
Dans quelques décennies, ces deux romans montreront la puissance de l’oeuvre de Sebhan en action, et on dira « Il faut lire les deux polars de Sebhan ».