L’abstraction est-elle le stade ultime de l’art ? Certains critiques d’art dont notamment l’américain Clément Greenberg pensaient que le XX° siècle allait conduire les artistes à abandonner définitivement l’illusionnisme qui les avait fasciné depuis la Renaissance pour les faire accéder à un idéal de « pureté ».
L’abstraction deviendrait donc l’objectif ou la phase ultime permettant le plus grand accomplissement de l’art.
Cette théorie du formalisme avait tout pour séduire car elle avait vocation à tout expliquer. Mais elle ne pouvait à elle seule expliquer la démarche abstraite.
Celle-ci, inspirée avant tout de la logique de Hegel, n’a pu ensuite se développer que grâce à l’apport d’artistes de renom comme Kandinsky, Mondrian, Malévitch et Pollock pour ne citer que les plus prestigieux.
Et tous n’avaient qu’un objectif commun : faire une œuvre sur Rien !
C’est pourquoi dans le but d’élucider ce « Rien », il paraît souhaitable au préalable de s’intéresser au projet hégélien qui sous-tend leur action artistique. Celui-ci est structuré selon le principe que l’art doit participer de manière privilégiée au progrès de l’Esprit.
Ainsi toujours selon ce même philosophe « L’art doit… se proposer une autre fin que l’imitation purement formelle de la nature ; dans tous les cas, l’imitation ne peut produire que des chefs d’œuvres de technique, jamais des œuvres d’art. » (Définition de l’esthétique. HEGEL, Esthétique, Textes choisis, Paris, Ed. PUF, 1998, p.16)
D’où ce rêve de peindre le Rien, à savoir l’Etre dépouillé de toute matérialité et qui se découvre sans limites.
Ainsi purifié, l’Etre s’identifie donc avec le Rien.
Chez Kandinsky, qui est le premier peintre à avoir franchi les portes de l’abstraction, son art s’apparente plutôt à une religion. Son livre écrit en 1912 « Du spirituel dans l’art » indique clairement son enracinement dans un christianisme émotionnel avec une perception qui le fait aspirer certes à la pureté mais aussi à la rédemption.
Par ailleurs chez lui, il s’agit avant tout d’une « nécessité intérieure » pour faire vibrer l’âme du spectateur comme cette première aquarelle abstraite datée de 1910.
En fait l’idée hégélienne y est déjà bien présente puisque son oeuvre participe sans conteste au progrès de l’Esprit.
En effet dans son parcours abstrait, Kandinsky avait le souci d’évacuer les sentiments « matériels » c’est-à-dire ordinaires comme l’amour, le désir et l’angoisse.
Et par conséquent il ne voulait produire que les vibrations les plus profondes, les plus sensibles.
Tout son art va donc exprimer une volonté de transcendance et se situer dans les zones de l’esprit.
Ainsi par sa célèbre « première aquarelle abstraite » (voir ci-dessus), Kandinsky nous invite à découvrir un autre univers grâce à des formes colorées qui s’agitent et qui apparaissent comme suspendues dans le milieu aqueux de cette composition. A l’évidence le caractère léger et aérien de cette oeuvre incite à nous détacher d’une certaine réalité.
Au-delà de recherches purement esthétiques, il est indéniable qu’un élément philosophique est déjà très présent dans ce premier travail abstrait.
Ensuite c’est Mondrian qui portera plus que d’autres le projet hégélien, en traduisant la logique du philosophe dans ce qu’elle a de plus abstrait.
Chez lui, plus concrètement encore L’Etre va s’identifier avec le Rien.
Cela rappelle la célèbre lettre de Flaubert à Louise Collet, datée de 1852 :
« Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. » (Gustave Flaubert, Correspondance, Paris, Gallimard, « La Pléiade », t.II, p. 31 (N.d.T.))
Mais pour cet artiste néerlandais une interrogation demeure : comment représenter par la peinture les opérations de la dialectique qui est proposée par Hegel ?
D’où sa nouvelle forme esthétique abstraite dénommée « le néoplasticisme » qui est caractérisé :
«…par l’utilisation dans le plan des éléments universels que sont la ligne droite, les couleurs primaires, le noir et le blanc. Leurs rapports fondés sur l’orthogonalité et la dissymétrie…susceptibles d’engendrer un rythme… » (Mondrian, Ed. du Centre Pompidou, Paris 2010, p.34)
Ainsi notamment la dialectique prendra la forme d’une opposition entre la ligne verticale et la ligne horizontale, entre la ligne et la couleur ou encore entre les formes carrées et rectangulaires.
Ce faisant toute sa stratégie s’analyse comme une vaste opération de purification puisque chacun des deux termes de la relation binaire se trouve privé de tout statut positif.
Le tableau devient ainsi un panneau de méditation impersonnel.
Pour compléter sa démarche, Mondrian s’appuiera également sur un autre philosophe (M.H.I. Schoenmakers) qui donnera un fondement spirituel à son travail.
L’artiste est en quête de l’harmonie universelle et l’idée platonicienne d’une beauté géométrique idéale prend chez lui les dimensions d’une recherche de plus en plus obsessionnelle.
Mais le Rien qui résulte de ce jeu d’oppositions et de différenciations, de cette structuration de binaires… se situe en définitive au-delà de toute représentation.
Certes les imageries prises isolément et issues des différentes œuvres picturales peuvent être assimilées ou interprétées comme de la pure représentation.
C’est pourquoi certains historiens de l’art faute de concevoir le sujet hégélien n’y voient que l’objet iconographique.
Malévitch affirme : « Le carré est une expression de la pensée binaire (…). La pensée binaire distingue l’impulsion de l’absence d’impulsion, l’un du rien. » (Troels Andersen, Malevich, Amsterdam, Stedelijk Museum, 1970, p.26)
« Il cherche à décrire les types de signification dont l’art abstrait est capable : des significations résultant de relations de pure différence. Le Rien qui émerge de ce jeu d’oppositions, de cette structuration de binaires, se situe absolument au-delà de toute représentation. » (Rosalind Krauss, L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Ed.Macula, 1993, p. 280)
Concrètement par cette œuvre, Malévitch se libère de la peinture, celle qui signifie ou celle qui représente.
Grâce à cette opposition « Le carré noir sur fond blanc » qui repose principalement sur la couleur, l’artiste crée une nouvelle forme de peinture, vide de sens, abstraite et dépassant tout ce qu’il est permis d’imaginer et de représenter.
Il pousse très loin la dialectique hégélienne. En 1908, il fera un autre tableau intitulé cette fois-ci « Carré blanc sur fond blanc » dépassant à nouveau les limites de l’abstraction.
Pollock joue également sur « une structure d’oppositions : opposition de la ligne et de la couleur, du contour et du champ, de la matière et de l’immatériel. » (Rosalind Krauss, ibid., p. 281)
L’image est toujours absorbée par la structure dialectique, et l’artiste a toujours joué sur l’opposition binaire figure/non figure comme s’il allait permettre un jour le retour du « sujet » ?
D’ailleurs on sent à travers toute son œuvre la prégnance de plus en plus forte de l’image.
Mais ce retour ou cette présence de l’Etre est consubstantiel à son œuvre. Il est, sans être là… n’est-ce pas aussi tout le paradoxe d’une peinture qui atteint également d’autres limites ?
Enfin peut-être annonce-t-elle aussi la fin de l’abstraction elle-même…?
L’abstraction avait été présentée – surtout grâce à Pollock – comme le stade ultime de l’art moderne. Mais force est de constater que celle-ci ne permet plus de rendre compte de l’art actuel.
Greenberg comme d’autres critiques d’art de l’après-guerre pensaient avoir trouvé le fil conducteur pour expliquer l’art. Or le principe de pureté mène à une impasse puisque incapable d’expliquer les phénomènes actuels.
Dada constituait déjà une rupture fondamentale avec les thèses de la continuité historique de l’art.
Mais ensuite dès les années 1960, c’est l’apparition de nouveaux mouvements qui rejetèrent en bloc l’appareil formaliste qui valorisait l’abstraction.
Il s’agit du pop art et du minimalisme.
Enfin dans les années 1970, le principe ordonnateur qui maintenait encore le grand récit de la progression vers la pureté s’effondra littéralement.
« Le monde de l’art embrassait alors des tendances tellement diverses que le terme « mouvement » ne rendait plus compte de la fluidité de la situation. Postminimalisme, art conceptuel, land art, body art, performances, « bad painting » (mauvaise peinture) avaient un point commun : la révolte non contre les mouvements artistiques qui les avaient précédés, mais contre la catégorisation autoritaire pratiquée dans l’histoire de l’art. » (Art & Aujourd’hui par Eleanor Heartney, Ed. Phaidon, 2013, p.8 )
Pour conclure, si l’abstraction en tant que mouvement artistique a perdu son rôle prédominant, par contre la démarche abstraite a encore de beaux jours devant elle puisqu’elle permet de concrétiser mieux que d’autres les projets de l’esprit, en s’inspirant notamment de la formule de Sol LeWitt selon laquelle : « l’idée devient la machine qui fabrique l’art ».
Christian Schmitt