Partagez sur "Jacques Villon, l’aîné des Duchamp à la cathédrale de Metz"
(sur la photo ci-dessus, les trois frères Duchamp vers 1912 à Puteaux: de gauche à droite Marcel Duchamp,Gaston Duchamp (Jacques Villon étant son pseudo) et Raymond Duchamp-Villon.)
( vidéos sur Jacques Villon : https://youtu.be/rk1Xklrtodc )
et https://youtu.be/3m_BK8m1Cr8 )
En 1957, c’est grâce à la ténacité et à la clairvoyance de Robert Renard, architecte en chef des Monuments historiques que Jacques Villon a pu réaliser les cinq baies vitrées de la chapelle du Saint-Sacrement à la cathédrale de Metz. D’ailleurs ce seront les seuls vitraux que cet artiste réalisera au cours de sa carrière.
Introduire l’art contemporain dans une cathédrale n’était pas encore chose évidente dans les années de l’après-guerre. Heureusement on a pu compter sur des hommes d’Eglise éclairés comme le Père Couturier pour émettre l’idée de faire appel à des artistes même non croyants : « Il vaut mieux, estimait-il, s’adresser à des hommes de génie sans la foi qu’à des croyants sans talent. » Car selon lui : « tout art véritable est sacré ».
Par ailleurs le choix de Jacques Villon pouvait rassurer quelque peu les autorités religieuses d’autant que cet artiste était connu pour sa discrétion, lui-même ne faisant partie d’aucun groupe contestataire ou radical (Les surréalistes ou les dadaïstes notamment).
En réalité Jacques Villon étonne et déconcerte à la fois. Lui qui a marqué profondément la peinture française du XX° s. reste tragiquement dans l’oubli à tel point que très peu de personnes ne se souviennent à ce jour du peintre qu’il a été.
Le plus surprenant c’est que lui-même a largement contribué à diffuser cette image d’un peintre de l’ombre, de la retenue voire de l’effacement.
Peintre discret, alors qu’il est l’ainé des frères Duchamp !
Surprenante attitude, alors qu’il est l’aîné d’une famille prestigieuse d’artistes : les Duchamp ! (son vrai nom étant Gaston Duchamp).
Et que parmi les membres de celle-ci, on compte au moins deux autres artistes prestigieux. Raymond Duchamp-Villon, le second frère un sculpteur génial qui annoncera le constructivisme. Et enfin le plus connu, Marcel Duchamp, le troisième de la fratrie, qui deviendra le grand perturbateur que l’on connaît. Véritable trublion, celui-ci chamboulera tout l’art de son époque et la nôtre également pour apparaître comme un monstre sacré à l’égal de Picasso.
Comment dès lors expliquer la confidentialité de l’œuvre de l’aîné des Duchamp ?
Alors que Picasso et Braque allaient ébranler le monde par la révolution cubiste sur la colline de Montmartre, lui Jacques Villon semble en retrait. Avec quelques fidèles, sur une colline opposée (celle de Puteaux) il va proposer une vision différente d’un cubisme apparemment moins radical.
En fait sa révolution est d’une autre ampleur peut-être d’une portée encore plus significative que celle de Montmartre ?
Ayant découvert le Traité de la Peinture de Léonard de Vinci, la Section d’Or et les théories du tracé pyramidal celles-ci vont constituer une vraie révélation pour ce peintre, un modèle de mesure des proportions et de composition offrant une harmonie visuelle.
Dorénavant, il tentera de peindre le monde à l’aide de la géométrie – la vision pyramidale notamment – et de la couleur.
Détail de la première baie (L’Exode)
Une oeuvre digne des peintres de l’école cubiste de Puteaux
Dans cette partie du vitrail, l’artiste signifie le mouvement : l’agitation de la foule ainsi que son déplacement. Il le traduit par des masses qui se fragmentent en facettes.
L’utilisation des formes pyramidales a cette particularité de creuser, de construire une profondeur, créant une porte ouverte vers un espace extérieur.
C’est déjà le départ signifié grâce à ces différentes constructions pyramidales – chaque pointe labourant l’espace vers l’infini.
Le côté raisonné voire raisonnable de sa peinture, a quelque chose de trompeur, car elle conduit en fait à une radicalité tout à fait étonnante.
Il inaugure une peinture selon Dora Vallier « qui pousse aux dernières conséquences toutes les ressources scientifiques dont l’art dispose, pour créer un absolu. »
Ce cheminement correspond bien à l’esprit des frères Duchamp. Comme son plus jeune frère Marcel, tous les deux sont à leur manière en quête de ce même absolu. « Marcel est en porcelaine ce que je suis en faïence » dira notamment Jacques Villon.
Sa peinture le fait déambuler vers un absolu car il a su ménager un savant équilibre entre la raison et le sensible, entre le théorème et le chant.
C’est pourquoi son art se présente sous la forme d’une transition réfléchie entre l’avant-garde et les données traditionnelles de la peinture française.
En revanche jamais la géométrie ou l’harmonie obtenue grâce à la section d’or n’occultera l’éblouissement, le raffinement et encore moins l’émotion.
Par exemple dans le détail ci-dessous, la Vierge Marie au pied de la croix, ce peintre « géomètre » restituera une intensité spirituelle sans égale.
une mathématique sacrée
Le réseau de lignes chargées de grisaille qui enserre le personnage a pour but essentiel de l’accompagner et le soutenir dans sa prière.
La lumière blanche du jour qui vient éclairer une partie de sa coiffe met en évidence tout ce camaïeu de bleus des plus doux aux plus intenses et aux plus profonds.
Ces nuances colorées enveloppent dignement le visage et le corps recroquevillé de la mère de Jésus.
La gravité des tons se retrouve également dans ce vert chatoyant et chaleureux qui permet d’atténuer cette incursion incontrôlée du jaune. Celui-ci, tel un éclair, vient comme la foudre s’abattre violemment à proximité de la tête de Marie.
Toutes ces couleurs sont « priantes » car elles communient avec la « Mater dolorosa ».
Chef d’œuvre d’une intelligence picturale rare qui conduit à un accord parfait entre les tons et les formes.
Cette réalisation s’inscrit bien évidemment dans cette « mathématique sacrée » des peintres de la section d’or et de la plupart des artistes du début du XX° siècle, comme le travail d’un Kupka curieux de théosophie et surtout celui d’un Kandinsky qui voit la survivance du « spirituel dans l’art ».
Enfin l’attitude de Marie le ramène à l’essentiel, la peinture comme un acte gratuit : « Je sais bien que l’art est un jeu, je sais bien qu’il est périssable mais j’aime tout de même aller jusqu’au bout de la création. »
(voir à ce titre comment il a restitué le thème de la crucifixion: http://lenouveaucenacle.fr/la-crucifixion-selon-jacques-villon)
Christian Schmitt
(*) L’article sur les vitraux de Jacques Villon de la cathédrale de Metz reprend certains passages de mon livre publié au mois de mars 2014 aux « Editions des Paraiges » sous le titre « Les Vitraux de Jacques Villon – Cathédrale Saint-Etienne de Metz. » http://editions-des-paraiges.eu/magasin/page45.html