L’occident à la rencontre d’autres cultures
Les peintres occidentaux du début du XX° siècle avaient abandonné l’académisme, car ils étaient à la recherche d’authenticité et de vérité, d’où cet attrait à d’autres cultures et à d’autres imaginaires.
En fait, la simple imitation les empêchait de rechercher le vrai sens des choses. Au fond ils ressentaient le besoin de voir au-delà du spectacle qu’offre le monde car ils se sont rendus compte qu’il est bien souvent un leurre.
C’est notamment cette autre réalité qu’ont recherché Klee et Mondrian. Le peintre néerlandais ira même jusqu’à faire du tableau un instrument de recherche de l’ordre mathématique du monde.
Mais très rapidement aussi, tous ces artistes de l’avant-garde font l’expérience que les moyens qu’ils doivent utiliser dérogent en fait au discours logique.
C’est pourquoi pour atteindre la vérité, la plupart ont pris conscience qu’il faut s’écarter de la logique formelle et que seul l’art primitif leur offrirait des codes de représentation leur permettant d’accéder à cette nouvelle voie.
La mentalité « primitive », cette autre voie
En réalité il ne s’agit nullement d’un retour pur et simple au passé, mais bien plus d’un choix différent de pensée qui n’est pas celui de notre société.
Les artistes contemporains avaient été avant tout sensibilisés par le fait que des sociétés dites primitives ne reconnaissaient pas le dualisme qui a permis de façonner notre culture occidentale.
Car au nom du dualisme, notre société occidentale n’a cessé de séparer le sujet de l’objet, la raison de la sensibilité, l’intuition sensible de l’intuition intellectuelle et surtout le monde humain du monde divin.
Or, la pensée primitive obéit à un principe qui ne fait pas partie de la logique de notre société rationnelle. Elle croit au principe de participation (et non de séparation), en vertu duquel un être peut être à la fois lui-même et autre chose.
Il est homme mais aussi animal parce qu’il participe à l’espèce animale et il peut être aussi là où il dort et là où son rêve le situe.
Tout cela participe à une perception homogénéisante de la nature et de tous les êtres.
Lévy-Bruhl en distinguant la mentalité primitive de la nôtre, la qualifie de mystique, car fondée sur des croyances à des formes surnaturelles et donc au fait qu’elle n’obéit pas exactement aux lois de notre logique qui privilégie le principe d’identité et de dualisme.
Les peintres cubistes (Picasso, Braque…) furent les premiers à être impressionnés par le statuaire et les masques africains. Les surréalistes et dadaïstes, pour leur part étaient davantage attirés par l’art océanien plus propice, selon eux, au rêve et à l’immatériel.
Mais d’une manière générale tous ces pionniers de la modernité avaient été subjugués par les pratiques chamaniques de ces populations dites « primitives ».
Alors que l’Occident avait tendance à évacuer le sacré ou toute forme de transcendance, les artistes contemporains pourtant issus du même monde semblent au contraire opter pour une autre orientation.
Celle notamment qui privilégie la dimension du sacré comme un principe de régénération de leur art !
En cela ils rejoignent Carl Gustav Jung, pour qui la quête du sacré traduit une expérience affective d’être: « ce qui saisit l’individu, ce qui, venant d’ailleurs, lui donne le sentiment d’être. »
C’est pourquoi cette aspiration peut conduire au divin mais aussi à toute forme dépassant l’individu, comme la transcendance.
Parfois l’attrait à cette autre réalité est si fort qu’il pousse certains artistes à tout quitter à l’image de Gauguin qui va expérimenter le mythe paradisiaque dans les Iles Marquises.
Bref le passé mythique vient au secours du présent pour bon nombre de créateurs.
Mais si beaucoup de nos artistes occidentaux ont su redécouvrir le sens du mythe et du sacré , de leur côté aussi certains peintres issus des populations anciennes, ont pu continuer, à maintenir un lien étroit avec l’art de leurs ancêtres.
Concernant, en particulier, les peintres aborigènes actuels, ceux-ci ont réussi à faire perdurer la tradition. Ils poursuivent les traces des Tingari, les hommes ancêtres et veulent toujours continuer leurs oeuvres de démiurges.
Leur démarche est d’autant plus remarquable qu’elle s’inscrit à rebours , à l’opposé des codes et des schémas de représentation d’une civilisation européenne pourtant partout omniprésente.
La renaissance de l’art aborigène
En fait l’art aborigène risquait de disparaître. Un art qui remonte à 30 000 ans et qui a connu fort heureusement une renaissance presque miraculeuse à la fin des années 1970.
Grâce notamment à l’influence de l’enseignant Geoffrey Bardon qui demanda à des hommes initiés de décorer les murs d’une école par une fresque appelée « Le rêve de la fourmi à miel ».
Cela va conduire à réhabiliter la peinture des Aborigènes et à déclencher une éclosion formidable de leur art.
A partir de cet événement, on assista à une réhabilitation de leur peinture et tout particulièrement à Papunya, près d’Alice Springs dans le désert rouge australien où vivaient un millier d’Aborigènes.
Peinture magique qui traite en permanence du « temps du rêve » . Il s’agit d’une croyance très particulière, celle d’une période comme le dit l’ethnologue Françoise Dussart « ancestrale et immuable, durant laquelle des êtres mythiques sortirent de la Terre alors sans relief (…) Ils voyagèrent et laissèrent sur le sol les empreintes matérielles de leurs actions extraordinaires.
Ainsi, ils sculptèrent le paysage et le ciel. Ils apparurent ensuite en rêve aux premiers êtres humains pour leur raconter le détail de leurs itinéraires, de leurs actions, et de l’organisation socioreligieuse que les humains devaient adopter (in La peinture des Aborigènes, Editions Parenthèses, 1993).
Ce faisant on assiste à un langage artistique très proche de celui de l’art occidental contemporain, puisque tous deux se retrouvent en fait dans une démarche commune, étant dans une recherche commune de cette autre réalité.
Rien d’étonnant alors si les artistes aborigènes actuels en suivant les traces de leurs ancêtres nous surprennent donc par leur modernité ?
Sur les traces des Tingari…
– Ronnie Tjampijinpa
Un certain nombre de peintres aborigènes ont permis la reconnaissance internationale de l’art aborigène. Parmi ceux-ci, Ronnie Tjampijinpa constitue l’un des représentants les plus remarquables.
Ronnie Tjampitjinpa est né en 1943 en Australie, près de Muyinga qui reste à ce jour une région quasi-inexplorée du pays. Il commence à peindre seulement dans les années 1980.
Dès 1970, il s’engage pour le droit des Aborigènes, notamment pour qu’ils puissent retourner vivre sur leurs terres. Ayant jouer un rôle politique important, il décide de se retirer chez lui en 2002 pour se consacrer uniquement à la peinture.
Le style de Ronnie Tjampitjinpa est facilement identifiable (sens de la géométrie et de l’espace). il est qualifié comme un art « cérébral ».
Son art est associé à l’art Pintupi, territoire qu’il a parcouru avec sa famille durant sa jeunesse.
Ses « Cycles Tingari » sont souvent formés uniquement de carrés imbriqués qui flottent dans l’espace du tableau qui semblent se multiplier comme des cellules vivantes.
Ronnie Tjampitjinpa est aujourd’hui une figure phare de l’art aborigène en Australie.
Il a participé à de nombreuses expositions personnelles et collectives. Plusieurs de ses œuvres sont présentes au Musée du Quai Branly.
La toile ci-dessus déroge plutôt aux carrés imbriqués qui ont fait la réputation de l’artiste et s’inscrit davantage dans l’univers des lignes créant des liens et un fort mouvement.
une peinture qui est icône
De même en plus de créer du mouvement, sa peinture peut être qualifiée d’icône car :
« elle rend l’étrange, signifiant, l’exotique, familier; elle ouvre sur un monde surnaturel qu’elle ne rend que très imparfaitement;
elle est porte ouverte sur un voyage qui ignore toutes les contraintes habituelles du voyageur; elle est promesse d’une ascension qui mène au ciel dans la lumière constellée d’or et de poussière qui crève la toile. »
(Empreintes cinétiques, Des traces des Tingari à l’art contemporain, Didier Barbe, DZ Editions Nouméa, 2017, pp. 24-25)
mais elle crée surtout des liens
Cette topographie imaginée et créée par l’artiste conduit à des liens magiques. Cela fait penser aux dieux lieurs et au symbolisme des noeuds dont parle Mircea Eliade (Images et symboles, Gallimard, 1980).
Le liage prend une dimension magico-religieuse que l’on retrouve dans beaucoup de formes religieuses.
Ainsi ces différents lacets peints par l’artiste peuvent conduire aussi bien à créer des liens avec ses semblables qu’avec les puissances d’en haut ou aussi avec la nature, les animaux…
Ils peuvent être également des liens bénéfiques permettant de se défendre des maladies et sortilèges contre les démons et la mort.
En tout cas, il est indéniable que ces noeuds et ces liens possèdent une force magico-vitale.
Dans la Bible, on perçoit souvent ces liens comme des « filets de la mort » et les références sont nombreuses pour montrer Yahvé comme le maître terrible de tous ces liens.
« …j’étendrai sur eux mon filet, je les ferai tomber comme l’oiseau du ciel… » (Osée, 7, 12)
Enfin d’une manière générale on assiste aussi à une construction qui peut s’assimiler à un énorme liage à l’image du cosmos lui-même comme un tissu, comme un énorme « réseau ».
– George Haibrush Tjungurrayi
Parmi d’autres créateurs aborigènes notoires figure aussi George Hairbrush Tjungurrayi.
Son art se singularise par l’accumulation de lignes créant ces célèbres « labyrinthes hynoptiques ».
Cet artiste perpétue sur la toile les étranges cheminements des ancêtres Tingari et les couleurs sont toujours celles du lac Mackay.
Aussi le peintre ne sépare jamais le bas du haut, l’immédiat et le lointain, les hommes actuels des prestigieux ancêtres. Là encore la culture ancienne rompt avec le dualisme occidental en intégrant, et en homogénéisant.
Ce faisant, il nous introduit aussi dans une topographie imaginaire, provocant des effets synoptiques grâce à la juxtaposition de nombreuses cellules imbriquées les unes dans les autres.
les constructions du « Centre du monde »
Chaque cellule nous conduit à un centre, comme censé représenter le « Centre du Monde ».
C’est un espace sacré et la construction qui est en quelque sorte une cosmogonie, une création du monde.
C’est dans ce centre que le sacré se manifeste d’une manière totale sous forme d’une hiérophanie élémentaire.
Mais ici dans cette représentation picturale, il existe manifestement plusieurs « centres ». A l’identique des civilisations orientales – Mésopotamie, Inde, Chine…- qui connaissent elles aussi un nombre illimité de « Centres ».
Ainsi nous sommes à l’évidence en présence d’une géographie sacrée et mythique et non plus d’une simple géographie profane.
Proches du mandala
A l’image du mandala qui est une construction tibétaine, George Haibrush retrouve la même efficacité symbolique.
Le mandala représente toute une série de cercles concentriques inscrits dans un carré. Certes ici, il s’agit plutôt de rectangles mais le résultat est le même puisqu’on incite également le néophyte à pénétrer dans les différentes zones et à accéder à différents niveaux.
Ce rite de pénétration peut être l’équivalent du rite bien connu de la marche autour d’un temple ou de l’élévation progressive, de terrasse en terrasse jusqu’aux « terres pures » du plan supérieur du temple ou de l’édifice religieux.
Et comme pour le mandala, il s’agit de pénétrer dans un labyrinthe…certaines mandalas comme ici dans cette représentation ont un caractère nettement labyrinthique.
Par ailleurs la force hypnotique créée par l’accumulation des cellules imbriquées participe à une sorte de rituel initiatique poussant le néophyte à un espace sacré, à trouver son propre « centre ».
– Bobby West Tjupurrula
Mais George Haibrush n’est pas le seul artiste aborigène à utiliser ces structures du centre à fort pouvoir hypnotique, un autre peintre dénommé Bobby West Tjupurrula excelle aussi dans cet art.
Bobby West est née vers 1958 à l’est de Kiwirrkurra. C’est le fils de Fred West Tjakamarra l’un des premiers actionnaires de la Papunya Tula Artists.
Après avoir campé à l’est de Kintore la famille de Bobby a été accueillie par la patrouille de la direction générale de la protection sociale de Jeremy Long en 1963.
La femme de Bobby est la très grande artiste Lorna Brown Napanangka. Bobby a succédé à son père en étant à son tour président du Conseil de la Communauté de Kiwirrkura et également actionnaire et l’actuel président de Papunya Tula Artists. Bobby commence à peindre à la fin des années 1980, il exposera dans une quarantaine expositions de groupes.
Bobby représente sur ses toiles des « Tingari Cycle » rêve secret ou bien l’histoire ancestrale de la région des Tjupurrula à Kiwirrkurra.
Sa peinture peut être associée aux marais sur le site de Mackay, les lignes sinueuses représentent les traces d’un serpent qui aurait voyagé du Mt .Wedge, à l’ouest du lac Mackay, puis plus à l’ouest Nyinmi, juste à l’est de Jupiter Well.
La représentation de montagnes en carte topographique
Mais plus encore et avec le recul, l’accumulation des lignes sinueuses fait penser à une carte topographique en courbes de niveau.
le relief étant représenté par un système de courbes de niveau équidistants et plus ou moins serrés en fonction de la pente.
C’est ainsi qu’apparaîtraient des montagnes grâce à ces courbes dessinées!
En fait cette représentation n’est que la réplique d’une image archaïque, que ce soit la Montagne Cosmique, l’Arbre du Monde ou le Pilier Central, le propre de chacun étant de soutenir les niveaux cosmiques.
Le symbole est extrêmement répandu. l’ascension de ce lieu le plus haut équivaut à une voyage extatique au centre du monde.
En atteignant la terrasse supérieure, l’initié réalise une rupture de niveau, il transcende l’espace profane et pénètre dans une région pure, le point où a commencé la création.
L’ascension au ciel
L’ascension de la montagne ou des lieux les plus élevés par marches successives symbolise alors la montée au ciel.
C’est donc la représentation de chacun des niveaux célestes auquel l’initié doit accéder.
Le caractère sinueux et hypnotique du graphisme peut révéler aussi un état de rêve ou de transe chamanique.
Il s’agit d’un parcours d’initié qui conduit au milieu de l’univers, au sommet duquel se trouve le lieu du dieu suprême ou la demeure des ancêtres pour les aborigènes ?
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En conclusion
Concernant l’approche du sacré révélé par ces différentes oeuvres peintes, l’Occidental peut éprouver un certain malaise.
Comment le sacré peut-il se manifester dans des pierres, dans des arbres ou dans des territoires et massifs montagneux d’Australie ?
En fait tous ces éléments naturels ne sont pas sacrés en tant que tels, ils sont des hiérophanies (des révélateurs du sacré) en ce sens qu’ils montrent quelque chose d’autre.
Ils manifestent la présence du sacré. Un objet quelconque devient par conséquent autre chose mais sans cesser d’être lui-même.
Ainsi pour ceux, qui comme ces Aborigènes ont une expérience religieuse, la Nature tout entière peut se découvrir en tant que sacralité cosmique.
Le sacré étant comme la puissance de l’être, c’est pourquoi aussi selon la formule de Mircea Eliade, le sacré est saturé d’être.
Christian Schmitt
DZ galerie Metz 49, place de Chambre
www.dz-galerie.com
Prochaine exposition: Artistes primés, icônes consacrées du 1/12/2017 au 23 février 2018
Vernissage le vendredi 1er décembre 2017 à partir de 19h (en présence de Didier Zanette)
Conférence le lundi 18 décembre 2018 à 19h: Introduction à l’art aborigène et présentation du nouveau catalogue DZ galerie par Dominique BARBE, maître de conférences à l’université de Nouméa