Il y a beaucoup trop à écrire pour que tout puisse l’être. Parce qu’il faut bien commencer quelque part, allons à Venise, où l’eau des canaux recouvre sa clarté.
En raison du confinement national, la Cité des Doges n’accueille plus le moindre touriste. Pas de ferry, pas de paquebot, pas de vaporetti, aucune gondole standardisée dans laquelle des dizaines de milliers de personnes pavoisaient chaque jour jusque dans un passé très récent, jubilant de jeter sur Instagram les clichés de leur bonheur si méthodiquement mis en scène dans le berceau du romantisme. A leur place, des bancs entiers de poissons. Tous n’avaient pas succombé à l’invasion humaine.
Jetons un œil du côté du port déserté de Cagliari, où les dauphins reviennent. Voyons le parc du château de Versailles, où les animaux courent tous avec la superbe insouciance de la jeunesse. Ouvrons la fenêtre et écoutons ce silence de vie, parfois entrecoupé de bruits de voitures et de bribes de conversations. Humons cet air qui se purifie dans toutes les villes.
Dans cette tragédie sans frontière, cette peur d’un lendemain encore plus atroce, entre deux informations anxiogènes, tandis que la fin d’un monde se met en place, que le nombre de victimes croît irrésistiblement, que les Bourses plongent, que les factures s’allongent et que la crainte de l’abîme nous ronge, essayons de prendre hauteur et recul. Commençons par applaudir chaque soir à la même heure ceux qui ont fait le choix professionnel de sauver des vies, ici au péril des leurs. Par nous incliner devant tous ceux, sans aucune exception, qui doivent continuer de travailler et s’exécutent sans ciller, au lieu de pester contre une quarantaine éphémère. Par croire, comme certains dirigeants le prophétisent déjà, avec d’autres, que la mondialisation outrancière a vécu.
Qu’aux excès d’hier succéderont une forme de sagesse, de pudeur et de dignité universelles au moins provisoires. La quête réaliste d’une vraie égalité. L’ambition, en s’en donnant les moyens, de vraies justices. Le grand retour des grands desseins désintéressés, sur fond de nature revigorée. L’enterrement sans fleurs, ni couronne, de tous les dérisoires. L’idéal du respect de tous, de toutes les formes de vie. Sucer éventuellement la moëlle, mais en n’avalant plus l’os.
Rêvons que l’urgence climatique soit enfin traitée comme elle se doit, qu’on se penche sur ses causes au lieu de tenter timidement d’atténuer ses conséquences. Songeons que la lutte contre la pollution atmosphérique deviendra un cheval de bataille mondial. Que le ciel de Pékin dégrisé rendra toute sa beauté à la Cité Interdite. Que seuls les nuages nuanceront l’horizon de la Tour Eiffel.
Imaginons que les abeilles bourdonnent plus nombreuses et plus fort, que les requins nagent sans risquer d’être délestés de leur aileron prétendument aphrodisiaque, que les orang-outans redeviennent les tauliers des forêts indonésiennes. Que le déboisement, l’urbanisation, la bétonisation ralentissent. Que le plastique et les pesticides finissent dans les poubelles de l’histoire. Que les flammes de l’Amazonie ne soient finalement que le chapitre sombre d’un livre qui ne se refermera jamais. Que celles de l’Australie, dans la chaleur accablante de janvier noir, appartiendront bientôt au catalogue des cataclysmes qui ne peuvent se répéter.
Dans l’immédiat, de nombreuses espèces animales s’offrent un incroyable répit, au coeur d’une extinction de masse dont l’Homme, redoutable réducteur d’habitats, impitoyable braconnier, pauvre pécheur, est l’unique responsable. Des animaux de compagnie mourront encore de sa bêtise, lui qui croit encore qu’ils peuvent le contaminer, mais d’une façon générale, les autres êtres vivants sont aujourd’hui les grands vainqueurs de ce naufrage protéiforme.
La réalité a broyé la fiction. Le mal, retors au point de pouvoir l’avoir sans savoir, et de contaminer en parfaite méconnaissance de cause, s’est diffusé à partir de ce qu’on a cru n’être rien : un marché répugnant, dans lequel cohabitaient animaux sauvages morts et vivants, dans l’indécence absolue. L’hygiène et le respect élémentaire y étaient bafoués, sacrifiés sur l’autel du sadisme, du petit plaisir, du minuscule pouvoir.
Des millions de personnes, hommes, femmes, jeunes, moins jeunes, puissants, anonymes, sans domicile fixe, en mourront partout dans le monde alors qu’ils n’y étaient pour rien. Nous sommes tous exposés, nul n’est à l’abri. Aucun de nos proches, aucun de nos parents, aucun de nos amis. Alors que nous touchions le fond, que nous assassinions le sacré, que nous creusions nos tombes, les temps de l’humilité et de la réponse naturelle à nos dérives étaient certainement venus.
Sifflant la fin des vexations, celle-ci a pris une forme monstrueuse, insaisissable, totalement arbitraire. Elle a muté, a investi tous les pays, semé peurs et horreurs partout. Une riposte globale à un monde qui l’est beaucoup trop. Un tsunami invisible facilité par nos façons de faire, nos errements, notre inconséquence, qui balaie toutes les vacuités, et renvoie communisme, capitalisme, européisme sans frontière et mondialisme dos à dos, sur un même pied de médiocrité, car aucune de ces idéologies n’a réussi à circonscrire le mal. Une lame de fond contre la loi du marché et la surconsommation. Un raz-de-marée qui submerge notre légèreté face au plus précieux des biens : la santé. Un désastre qui nous a expédiés sur une pente d’un degré inconnu, mais qui, par-dessus tout, fait se sublimer les bonnes âmes et s’enfoncer les médiocres rebelles.
Après des décennies de délibéré, le tribunal de la Terre a tranché : nous sommes coupables. Ce printemps se fera sans nous, mais les arbres fleuriront quand même.
Il faudra encore des mois avant que des réponses concrètes puissent émerger de ce chaos, mais d’ores et déjà, le coronavirus nous oblige. Il nous renvoie tous à notre condition d’être humain fragile, à nos démons, à nos petites et grandes vulnérabilités. Il nous ramène à l’essentiel : savoir ce que nous voulons exactement, ce qui prévaut dans notre esprit. Il nous confronte aux morts et à la reprise d’autres vies. Il nous fait relativiser les sorts et les épreuves qui peuvent l’être. Il magnifie la joie inestimable d’être simplement ensemble. Il sépare le bon grain, ceux qui veulent vivre, épargner et s’améliorer ; de l’ivraie, ceux qui ont bravé les consignes en pensant raviver le souffle de la résistance, ceux qui ne veulent pas changer et sauvegarder à tout prix leur lamentable confort. Il suppose compromis et concessions temporaires, mais n’autorise aucune nuance pour ce qui importe.
Le coronavirus attise nos angoisses. Il nous terrorise, mais nous fait aussi espérer, pour la première fois aux yeux de milliards de personnes, un monde vraiment meilleur. Il modifie le fond des êtres et des choses. Il ébranle la notion même d’argent. Il achève de distinguer l’indispensable et l’essentiel d’un côté, le superflu de l’autre. Il nous pousse à nous élever, à trouver des ressources inexplorées et insoupçonnées. A être plus fort, plus discipliné, plus responsable pour tous ceux qui comptent pour nous et envers notre environnement.
Ce n’est que le début des souffrances. La crise est sanitaire, planétaire, financière, structurelle, économique, systémique. Elle engendre quantités de réflexions, mais n’amène pas encore d’idées concrètes au plus haut niveau. Il est trop tard à bien des égards, mais il est trop tôt pour cela. Sans doute l’hyperdépendance à la Chine appartiendra-t-elle au passé, les frontières seront-elles rétablies pour de bon dans l’Union Européenne, les critères de la dette durablement assouplis ; sans doute des relocalisations massives et des renationalisations viendront, entre autres. Serait-ce le prodrome de la victoire éclatante de la décroissance ? De la mort des grands leaderships ? De la fin de l’interventionnisme ? La liste des grandes et moins grandes conséquences immédiates n’a en tout cas peut-être jamais été aussi longue dans toute l’histoire de l’humanité.
Je n’en citerai qu’une : en France, les pères ne sont plus admis dans les maternités. Ils n’ont plus la possibilité de voir leur enfant avant plusieurs jours. Mon fils doit naître dans un peu plus de quatre mois. Peut-être vais-je moi aussi devoir prendre un peu mon mal en patience, pour l’instant seule notre survie à tous m’intéresse, mon esprit n’est nulle par ailleurs, mais je te le promets : dès que tu seras en âge de comprendre, je t’en parlerai, et quand tu comprendras davantage, je t’en parlerai davantage.
Tu seras prévenu par ton père, vétéran d’une guerre victorieuse contre l’ennemi le plus redoutable que l’Homme ait jamais eu à affronter. Rien d’autre qu’une mémoire sélective malgré moi ne pourra occulter les choses. Et je sais que tu feras mieux que nous.