Comme souvent, c’est depuis la Californie qu’un réseau social voit le jour en 2003 et inonde l’Europe quelques mois après. Avec plus de 300 millions d’utilisateurs, LinkedIn permet de se constituer un réseau professionnel et de goûter au délice du personal branding.
Reid Hoffman, un des fondateurs de LinkedIn, a coutume de dire : «MySpace, c’est comme le bar, Facebook c’est le barbecue dans le jardin avec la famille et les amis (…) LinkedIn c’est le bureau ». Et Reid, ce n’est pas n’importe qui : après Apple et Fujitsu il rejoint PayPal (pour notamment travailler avec Visa) et fonde le réseau social professionnel en 2003. Il est à présent à la fois « capital risqueur » et un des chefs de Mozilla, soit un capitaliste 2.0 qui recréé sur la toile le lien qu’il défait avec la finance.
Si Facebook et Twitter promeuvent l’égo et la consommation de l’autre, si Instagram réenchante illusoirement le quotidien à travers un filtre, LinkedIn célèbre l’être humain à travers sa vie professionnelle. Bien évidemment, l’ouvrier de chez Renault et le boulanger du coin n’ont pas de profil ; parce que LinkedIn, c’est la vitrine du tertiaire. Le royaume de la cravate à motifs, du brushing impeccable et de la chemise Célio mal repassée. Une sorte de Dynastie low cost à portée de clics.
Il n’y manque que l’onglet « Raconter son week-end à la machine à café » pour que l’univers désenchanté des multinationales soit parfaitement représenté. Chacun visite le profil de l’autre sans lui adresser le moindre mot, comme lorsque l’on se croise dans un couloir. Les contacts sont forcés, guidés par l’intérêt, dénués de toute forme de sincérité. Le terme « réseau » est en lui-même insupportable : il renvoie à l’idée de plusieurs chaînons qui se succèdent, un pion remplace un autre. L’Autre devient une opportunité, il n’est plus une âme mais un moyen. Mais s’il sourit sur sa photo LinkedIn, c’est qu’il doit être heureux.
L’extension du domaine de la lutte sur Linkedin et Viadeo
C’est le monde de Houellebecq, de Plateforme jusqu’à La Carte et le territoire qui est ainsi représenté. La dépression du cadre moyen, anonyme, perdu dans la foule, aux menus plaisirs accordés avec parcimonie par l’univers libéral qui recherche sur un réseau social l’approbation de son « réseau » sur sa geste professionnelle. Une promotion, un like.
Ces « social network » dansent sur les cadavres encore fumants des anciennes fraternités ouvrières et des syndicats. Le cadre isolé trouve ainsi un accomplissement 3.0 à ces affres qu’il ressasse chaque soir dans son RER bondé, serrant la poignée de sa mallette imitation cuir. Toute l’œuvre de Houellebecq repose sur cette mise à l’écart de l’homme moderne, issu de la classe moyenne et dépressif, seul et résigné dans une ville-monde, qui subit son quotidien et la pression d’un capitalisme darwinien qui évacue les faibles des structures fondamentales de la société.
Le besoin que ressent l’utilisateur de LinkedIn à faire part de ses évolutions de carrière est au mieux un sursaut narcissique (qui s’en soucie, à part lui ?), au pire une tentative désespérée de montrer à la face du monde qu’il existe, malgré tout. Qu’il lutte.
LinkedIn et ses 300 millions de salauds sartriens
Après l’avènement du 2.0, la réputation numérique est devenue un enjeu majeur, pour devenir visible mais aussi pour soigner son image. Le sujet devient dès lors un produit qui, à travers ce personal branding, doit se vendre comme s’il était devenu une bouteille de shampoing. Présentation du parcours scolaire, expériences professionnelles, photo sur fond bleuté : rien ne doit être laissé au hasard pour donner envie à l’internaute-cannibale qui ne recherche que la consommation d’autrui.
Après Houellebecq, Sartre et sa fameuse « théorie du salaud » nous aident à comprendre cette nouvelle forme de communication. Sont « salauds », chez Sartre, « Les gens qui se contentent d’être eux-mêmes ». En d’autres termes, le salaud sartrien est celui qui croit à la permanence de celui qu’il est à l’instant T. Il est, à l’instar de ce garçon de café que le philosophe décrit dans L’Être et le néant, celui qui finit par croire qu’il se confond parfaitement avec sa fonction pour mieux nier sa liberté.
La promotion de soi à travers les réseaux sociaux, n’est au final rien d’autre que cette mauvaise foi qui empêche tout échappement de la conscience à sa condition. Sur LinkedIn, le gestionnaire comptable est gestionnaire comptable et rien d’autre. Il ne s’imagine pas autrement. Il ne conçoit plus sa propre liberté.
Dans notre économie financiarisée et tertiarisée, l’anonymat et l’isolement sont les nouvelles donnes perçues il y a plus de quinze ans par Michel Houellebecq. A travers LinkedIn, elles trouvent leur point d’orgue existentiel, jusqu’à la nausée sartrienne. Plus que jamais, l’enfer c’est les autres.
Julien de Rubempré