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En ces temps troublés par l’agitation politique et médiatique, il est bon de ne se plonger que dans la littérature, rien que dans la littérature. L’interroger, la questionner, la révéler. La description romanesque correspond à ce titre à cette invitation au génie de l’échappement.

Le roman est un genre à part, unique. Si l’on compare avec le théâtre ou la poésie, il est arrivé très tard dans l’histoire de la littérature – au moyen-âge – et ne désignait qu’une histoire écrite en langue vernaculaire. Le nom de l’auteur importait peu, et ses écrits étaient alors recopiés par des moines qui en délivraient des versions plus ou moins fidèles, et c’est ainsi que nous sont parvenus les chefs d’oeuvre de Chrétien de Troyes ou Le Roman d’Alexandre.

Dire quel ouvrage fut le « premier roman moderne » relève de la gageure. Le critique littéraire russe Mikhaïl Bahktine affirme qu’il s’agit de Gargantua, en ce que François Rabelais le signe et le dédie en son nom propre, et y opère cette première « polyphonie », c’est-à-dire l’alternance entre récit et discours entre plusieurs personnages, constitutive à ses yeux des fondamentaux du romanesque. Bien d’autres théoriciens, parmi eux Georg Lukacs dans La Théorie du roman ou plus récemment Milan Kundera à travers L’Art du roman, se sont interrogés sur cette question, sans parvenir à se mettre d’accord. Les uns déclarent qu’il s’agit de Don Quichotte, les autres du Tristram Shandy de Laurence Sterne, que ce soit en raison du « romanesque » en lui-même – le récit d’une aventure – ou pour l’histoire d’une conscience singulière confrontée à l’universel.

Pour une réhabilitation de la description romanesque

Au XXe siècle, avec le dadaïsme puis le futurisme et le surréalisme, le roman tel qu’il a été porté aux nues au XIXe siècle a subi de rudes estocades. Le roman balzacien, avec ses descriptions et son récit chronologique, concentra l’ire de ces révolutionnaires qui voulaient déconstruire un à un ces postulats d’antan, pour refonder un art en accord avec le marasme des temps présents. L’émergence de l’absurde, tel que le concevait Camus, à savoir le malaise contemporain face à un concret qui se dérobe et ne signifie plus rien, n’a fait que renforcer cette suspicion à l’égard du lyrisme romantique.

Le réel n’était plus comme chez Rousseau ou Senancour une source de repos ou de rêverie, il n’était plus, comme chez Hugo, ce voile d’Isis permanent à lever pour en analyser ses mystères. La nature n’attendait pas de spectateur, elle était un donné brut insignifiant qui n’appelait même plus d’adjectif qualificatif. Le Nouveau Roman paracheva cette quête de non-sens, lorsque un de ses apôtres, Jean Ricardou, déclare vouloir mettre en oeuvre « L’aventure d’une écriture et non plus l’écriture d’une aventure ». Le roman est avant tout une affaire de mots. De travail des mots. « De litres et de ratures », comme en plaisantait Antoine Blondin. Et la description, cette description tant abhorrée par le XXe siècle, n’est-elle pas le champ d’expérimentation idéal pour que la praxis de l’écrivain s’exerce ? Sans description, qu’est-ce qu’un roman ? Du théâtre ?

Chez Balzac, la description est un outil. Il suffit de se replonger dans celle de la pension Vauquier au début du Père Goriot, pour s’en apercevoir ; se souvenir de cette « porte bâtarde » à son entrée, du « vernis écaillé », de ces « meubles indestructibles, proscrits partout, mais placés là comme le sont les débris de la civilisation aux Incurables », pour comprendre que ce cadre est révélateur des sournoiseries des comédiens humains qui y séjournent. La description balzacienne, ainsi qu’il la manie pour décrire la Touraine dans le Lys dans la Vallée ou bien la Vendée des Chouans, doit être réhabilitée. Il ne s’agit pas de « longueurs », parce que ces pages font partie de l’histoire et qu’elles sont mises en musique par un artisan à l’oreille absolue.

Parce qu’un récit a besoin de certaines pauses pour être repris et gagner en intensité, la description est nécessaire, pour qu’un lecteur omniscient puisse se recréer ce monde dans lequel évoluent les protagonistes. Elle permet au roman de demeurer un genre noble, dans lequel peuvent se côtoyer une polyphonie de voix théâtrales, de description poétique et d’élans lyriques ; elle permet la différence de tonalité, comme elle autorise les excès d’un Bukowski ou la retenue d’un Sandor Marai.

La description, résumé d’une époque

Si la description psychologique explore les méandres d’une conscience, la description d’un paysage épuise une époque, un style de vie, une mode, un langage. Dans leur ivresse anti-balzacienne, les Surréalistes ont ainsi négligé cet aspect, et le serpent freudien s’est finalement mordu la queue puisque leur entreprise révèle l’agitation de leurs jeunes années, en témoigne la Nadja de Breton. De surcroît, il est intéressant de noter que ces communistes ont négligé la description romanesque, car c’est par son truchement qu’il devient possible d’analyser les conditionnements ainsi que les rapports de forces qui réifient l’individu.

Sans description dans un roman, plus d’immersion au sein du Los Angeles bad boy de John Fante. Pas de plongée dans l’aristocratie du boulevard Saint-Germain avec Stendhal, ni d’aventures dans le grand froid avec Jack London. Elle est l’essence d’un roman, sa raison d’être, son unique possibilité immatérielle de recréer un instant, une ville, une nation pour y faire jouer des scènes. La description romanesque est en cela une didascalie que l’écrivain file à l’envi, pour y concentrer ce qu’il peut de vocabulaire, de pointes, de légèreté, de musicalité.

Si la littérature a son rôle devant l’Histoire, c’est qu’elle est capable d’en être le témoin. Barbusse, Céline, Cendras, tous ont narré singulièrement l’horreur des tranchées, comme Hemingway a raconté la guerre civile espagnole ou Tolstoï les guerres napoléoniennes en Russie. Pour nous, lecteurs d’aujourd’hui, la description est un luxe, un écho surgi des entrailles de Chronos pour nous montrer un monde révolu, pour nous rendre la psychologie des foules confrontées à une manière de vivre et à des paysages qui ne sont déjà plus les nôtres.


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Julien Leclercq

Fondateur du Nouveau Cénacle et auteur de "Catholique débutant" paru aux éditions Tallandier.

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