Partagez sur "Marcel Duchamp et Jean Cocteau: le même thème de l’homme aux bras levés"
Marcel Duchamp et Jean Cocteau paraissent tellement dissemblables et si éloignés l’un de l’autre qu’il paraît difficile a priori d’imaginer un lien quelconque pouvant les unir ou seulement les rapprocher.
Cocteau est même « le pôle inversé de Marcel Duchamp, son contemporain à peu d’années près, l’un décide de ne plus « toucher à rien » quand l’autre décide de « toucher à tout » » (htpp://tpe-opium.e-monsite.com/pages/cocteau-1/jean-cocteau-sur-le-fil-du-siecle.html)
Et pourtant ce qui paraissait invraisemblable a bien eu lieu !
En effet ces deux artistes vont utiliser un thème identique qui est celui de l’homme aux bras levés. Or, cet emprunt n’est ni anodin, ni dénué d’un sens profond. Bien au contraire, puisqu’il va permettre de révéler des personnalités qui vont s’avérer au final assez proches.
Certes chacun d’eux aura recours à ce motif à un moment particulier de sa vie. Duchamp l’utilisera très tôt lorsqu’il décidera de quitter la peinture rétinienne pour s’adonner à ses ready-mades alors que Cocteau l’emploiera au crépuscule de sa vie. Deux périodes fort éloignées comme si le temps devenait élastique ou serait à l’image du mythe de Sisyphe en perpétuel recommencement ?
Car ce qu’a vécu Marcel Duchamp comme rupture en 1911 avec son tableau Jeune homme et jeune fille dans le printemps, Cocteau va le vivre également, presque 50 ans plus tard.
Ce sera aussi avec une œuvre signifiant pour lui une nouvelle direction de sa vie.
Effectivement avec le vitrail axial de l’abside de l’église Saint-Maximin de Metz qu’il réalise en 1962, il va signer une œuvre à la fois novatrice et testamentaire.
D’ailleurs ce disciple d’Orphée quittera le monde un an après.
Par conséquent ces deux artistes majeurs du XX°s., pour concrétiser des moments qui s’avéreront décisifs dans leur parcours d’homme et de créateur, auront la même intuition en utilisant ce thème commun qui est celui de l’homme aux bras levés.
Jeune Homme et jeune fille dans le printemps
MARCEL DUCHAMP Le Printemps ou Jeune homme et jeune fille dans le printemps 1911, huile sur toile, 65.70 x 50.20 cm The Vera and Arturo Schwarz Collection of Dada and Surrealist Art in the Israel Museum Collection, Jérusalem © succession Marcel Duchamp / ADAGP, Paris 2014
Cette toile date du début de 1911 et c’est la première œuvre de Marcel Duchamp qui lui soit vraiment personnelle. Il semble dégagé de toutes les influences antérieures qu’il s’agisse des impressionnistes, des fauvistes ou même de Cézanne.
Selon Arturo Schwarz (Marcel Duchamp, La mariée mise à nu chez Marcel Duchamp, même, Ed.Fall, 1974), 1911 fut marquée par un événement important qui déclencha chez Marcel Duchamp l’épanouissement de sa personnalité en accélérant son processus, d’individuation.
(Voir l’article sur Arturo Schwarz, l’ami de Marcel Duchamp http://lenouveaucenacle.fr/arturo-schwarz-lami-de-marcel-duchamp )
A.Schwarz y voit une anticipation de son œuvre majeure qui sera plus tard Le Grand Verre (le Jeune Homme comme étant le futur Célibataire du Grand Verre et la Jeune Fille, la future Mariée)
(Voir également l’article sur le Grand Verre dans le Nouveau Cénacle : http://lenouveaucenacle.fr/le-grand-verre-de-marcel-duchamp )
La complexité du thème nous permet de mieux comprendre quel fut le choc émotionnel ressenti par le jeune artiste Marcel Duchamp.
Le couple de deux individus représentés dans son tableau sont à la fois presque identiques et androgynes. Ils ont l’air d’être attirés sexuellement l’un vers l’autre et on pourrait y voir comme le signe qui favoriserait un processus d’individuation?
Marcel Duchamp était très liée à sa sœur Suzanne. Il va tenter de métamorphoser ses pulsions incestueuses qui risquent de le paralyser ou le détruire par une vraie relation mythique du couple frère-soeur. A cet égard ce tableau marque indéniablement une étape comme celle décrite par le psychanalyste Carl Gustav Jung :
« J’emploie l’expression d’individuation pour désigner le processus par lequel un être devient un in-dividu psychologique, c’est-à-dire une unité autonome et individuelle, une totalité. »
L’artiste par ce tableau essaye d’envisager l’inceste comme un « moyen de résoudre les contradictions de la dualité masculin-féminin, dans la reconstruction de l’unité androgyne de l’être primordial doué de jeunesse éternelle et d’immortalité. » (A.Schwarz, op.cit., p.112)
Certes au départ il s’agit, selon le titre de l’œuvre, d’un jeune homme et d’une jeune fille mais ils paraissent à peine différenciés sexuellement et tous deux ont les bras levés vers le ciel en forme de « Y ».
Selon Mircea Eliade, c’est la même position que prend le Chaman au cours des rites et qui s’écrie : « J’ai atteint le ciel, je suis immortel. »
Cet être cosmique aux bras levés incarne à la fois le concept d’immortalité et celui de la « double » personnalité androgyne.
On retrouve également ce double dans le hiéroglyphe Kha. Cet idéogramme reprend de manière identique la double personnalité (mâle et femelle) permettant à l’homme d’être parfait et donc de bénéficier de l’immortalité.
Par ailleurs ces deux êtres s’élancent à partir de deux demi-cercles qui pourraient symboliser deux mondes séparés voire deux astres opposés.
Ainsi pour le jeune homme ce serait le soleil puisqu’une lumière jaunâtre émane de son demi-cercle alors que pour la jeune fille, ce serait la lune, puisque la lumière apparaît plus sombre.
Par ce jumelage des deux astres on retrouve évidemment le couple incestueux symbolisé par le soleil et la lune. Et dans la tradition alchimique on dénomme le Rebis (l’immortel androgyne hermétique) l’unité originelle de l’être primordial que reconstitue l’union de ces deux astres.
Plus loin, A.Schwarz indique en regardant le tableau renversé que :
«… la rencontre des deux demi-cercles suggère la région fessière, qui dans la Cabale, est le siège de l’immortalité…(plus loin)… c’est par cette région du corps que dans les rapports homosexuels, le partenaire passif acquiert une personnalité hermaphrodite ; ici d’ailleurs, le rapport homosexuel n’est pas seulement suggéré, il est clairement exprimé. » (A.Schwarz, op.cit., p.113)
Cette découverte de l’homosexualité qui n’a été visible qu’en regardant le tableau sous un angle irrationnel permet de renforcer d’autant plus la thèse du rapport étroit avec « … l’immortalité à cause de la structure psychologique androgyne qui en est la base. » (A.Schwarz, op.cit., p.114)
Sur l’homosexualité, il est intéressant de constater que Marcel Duchamp n’adopte pas la même position de rejet que celle exprimée par André Breton notamment vis-à-vis des homosexuels mondains parmi lesquels Cocteau figurait en bonne place. Pour Marcel Duchamp, l’homosexualité ne représentait nullement quelque chose de dégénéré.
De son côté Groddeck estimait quant à lui que le narcissisme est le premier état de l’homosexualité.
Il considérait à la limite que tous les individus étaient en quelque sorte homosexuels.
« Oui, j’estime que tous les individus sont homosexuels. J’en suis si convaincu qu’il m’est difficile de concevoir qu’on puisse penser différemment. Chaque individu aime sa propre personne avant tout et pardessus tout, sous toutes les formes d’émotions les plus passionnées ; il tend à se procurer tous les plaisirs concevables et, puisqu’il doit nécessairement être mâle ou femelle, il est dès l’origine prédisposé à la passion pour son sexe. » (Groddeck Georg, The Book of the It (1923), New York : Random House, 1961, p.199)
Pour Duchamp, le narcissisme naît comme un état expiatoire accompagnant la pulsion incestueuse.
Ce qui conduit inévitablement à l’onanisme qui prolonge l’amour de soi et a aussi l’avantage de détourner l’intérêt sexuel de tout objectif extérieur par un objectif intérieur.
Marcel Duchamp s’est souvent senti proche de Narcisse par son double visage : contemplation de soi et aide à la différenciation et à la création.
« Mon intérêt s’est toujours porté vers l’individu plutôt que vers le groupe. » Mais d’un autre côté « j’essayais vraiment d’inventer au lieu de m’exprimer tout simplement. Ca ne m’a jamais intéressé de me contempler dans un miroir esthétique. Mon but a toujours été de m’éloigner de moi-même, tout en sachant très bien que je m’utilisais. Appelez ça, si vous voulez, un petit jeu entre « Je » et « Moi ». »(A.Schwarz, op.cit ;, p.115)
Pour en revenir au sujet central de cette œuvre qui concerne sa sœur Suzanne, il y a lieu de rappeler que celle-ci avait deux ans de moins que lui. Elle était sa campagne d’âge et de jeu alors que ses deux autres sœurs Yvonne et Madeleine qui avaient respectivement six et neuf ans de moins ne jouissaient pas du même intérêt.
D’ailleurs toute l’oeuvre de Marcel Duchamp est émaillée d’allusions la concernant. Ainsi notamment lorsque Suzanne divorça de son premier mari pharmacien en 1914, son premier ready-made rectifié s’appellera Pharmacie pour commémorer l’événement.
Suzanne se remaria à Paris en avril 1914 et son mari, le peintre Jean Crotti ressemblait selon A.Schwarz vaguement à Duchamp. Et c’est probablement grâce aux relations de ce nouveau beau-frère que Marcel Duchamp fit la connaissance de Jean Cocteau.
En effet Jean Crotti inventa dans les années 30 le gemmail et cette technique passionna beaucoup Jean Cocteau.
Car si c’est Jean Crotti qui a eu l’idée de superposer des cristaux de verres assemblées par des moyens empiriques, c’est en réalité Jean Cocteau qui inventa le néologisme de « gemmail » par la contraction de deux noms, gemmes (pierres précieuses) et vitrail.
Ainsi leur collaboration active pour la mise en œuvre du gemmail a dû permettre une relation possible entre Coteau et Marcel Duchamp, puisqu’il est le propre beau-frère de son ami Crotti.
Le vitrail axial absidial de l’église Saint-Maximin de Metz.
Ce vitrail réalisé en 1962 à l’église Saint-Maximin de Metz nous montre également un homme aux bras levés qui apparait distinctement dans le premier compartiment à partir du bas.
Tout comme la représentation dans le tableau de Marcel Duchamp, ce motif n’est pas insignifiant ou banal car il se réfère à une thématique d’une grande portée.
Détail du premier compartiment du bas
Dans mon livre intitulé « Je décalque l’invisible » sur les vitraux de Jean Cocteau de l’église Saint-Maximin (2012, ed. des Paraiges, 128 pages http://espacetrevisse.e-monsite.com/pages/expositions/les-vitraux-de-cocteau-de-l-eglise-st-maximin-de-metz.html), j’avais mentionné aussi Mircea Eliade qui nous rappelle que lorsque le chaman adopte cette position pendant les cérémonies, il s’exclame : « J’ai atteint le ciel. Je suis immortel. »
La représentation réalisée ici par Cocteau de l’homme aux bras levés est très proche des arts premiers et celle-ci fait penser notamment aux masques des Dogons. Successivement objets d’étonnement, puis de mépris, réhabilités. Ils ont été célébrés au début du XXe siècle comme source d’inspiration par les artistes modernes (Picasso, Braque et Matisse). Cocteau, l’ami de Picasso a ressenti le même attrait.
Dans ce vitrail apparaissent également deux personnages comme dédoublés. Mais alors que l’un figure en entier dans la partie haute du vitrail (avec ses membres inférieurs et supérieurs), l’autre dans la partie basse n’apparaît que de façon tronquée uniquement avec sa tête, ses deux bras levés et une partie du thorax !
Cette figuration est très proche du hiéroglyphe Kha déjà évoqué pour les deux personnages du tableau de Marcel Duchamp. En effet cet idéogramme est censé représenter la double personnalité (mâle et femelle) permettant à l’homme d’être parfait et donc de bénéficier de l’immortalité.
L’individu mâle serait probablement celui de la partie haute avec la colombe qui prolonge son bas-ventre. Souvent la colombe est un attribut de Vénus symbolisant les doux liens du mariage.
Et par conséquent la colombe serait donc celle qui permet la jonction avec le « paredrum », le double de sexe opposé. Dans une interprétation plus « freudienne », il est possible d’assimiler cette colombe aux attributs sexuels du double.
La tête allongée à la verticale du volatile ferait donc penser à une représentation phallique ?
Par ailleurs ce « double » de sexe masculin dont la tête est ornée d’une couronne sous forme de deux tours d’une cathédrale (Notre Dame de Paris ?) pourrait symboliser également une divinité comme celle de la mythologie égyptienne. Le couronnement est toujours un attribut de l’Etre supérieur.
En revanche la croix qui apparaît sur le torse du double masculin ne serait nullement un signe religieux (comme la colombe d’ailleurs !).
En effet cette croix plumée serait plutôt un attribut du dieu et roi légendaire Quetzalcoalt (divinité des Aztèques de la fertilité mais aussi de la mort et de la résurrection).
Pour en revenir toujours au tableau de Marcel Duchamp, deux sphères rappelaient le soleil et la lune.
Dans ce vitrail, l’astre solaire n’apparaît pas directement mais ce sont ses rayons qui irradient le centre.
Par contre dans un autre vitrail de l’abside situé directement à côté, plus précisément à droite de la fenêtre axiale, on distingue précisément les deux astres (le soleil et la lune) et leur union reconstitue l’unité originelle de l’être primordial.
C’est pourquoi les deux artistes (M.Duchamp et J.Cocteau) se rejoignent dans la croyance du rapport particulier qu’il pouvait exister entre la fusion de deux êtres et l’immortalité.
Dans une lettre adressée à Louise et Walter Arensberg (6 mai 1952), Duchamp écrit : « Nous avons tous une curieuse croyance animale en l’éternité comme si dans notre cas le temps s’arrêtait. ».
Ainsi comme le Grand Verre était une sorte d’autobiographie et comme personne ne pouvait écrire (selon lui) la fin de son autobiographie, Duchamp décidera de ne jamais le terminer !
Duchamp et Cocteau se rejoignaient également sur l’homosexualité. Déjà nous avons pu observer que le tableau Jeune Homme et Jeune Fille dans le printemps pouvait être interprété – en le renversant – dans une relation homosexuelle. L’homosexualité intéressait Duchamp pour sa structure psychologique androgyne.
Dans le cas de Cocteau, bien évidemment, celui-ci ne cache nullement sa propre orientation sexuelle. Dans le vitrail axial, il est fort possible qu’il ne s’agisse aussi que d’une relation purement homosexuelle. Ainsi le personnage tronqué dans le premier compartiment du bas est certainement du même sexe que celui situé plus haut, d’autant qu’il est question d’un double !
De plus il avait été rappelé précédemment qu’un des maillons entre l’homosexualité et l’immortalité pouvait bien être le narcissisme. Ce thème avait été développé par Duchamp dans son œuvre et ses écrits (voir plus haut).
Chez Cocteau, ce thème va être également abondamment développé mais plus particulièrement dans deux autres vitraux de l’église Saint-Maximin dénommés la baie de l’autoportrait dans la chapelle d’hiver.
Baie de l’autoportrait dans la chapelle d’hiver
Dans la première lancette de gauche, deux visages surgissent de profil successivement. Tous deux se penchent dans la même direction vers la gauche fixant un être, un événement ou un objet situé semble-t-il hors du cadre ?
Il s’agit en fait du même personnage celui d’un Cocteau dédoublé. Le motif de la gémellité est un thème récurrent dans son œuvre graphique, mais pas seulement puisqu’on le retrouve également dans toute son œuvre écrite. Ainsi dans les Enfants terribles (1929), le motif symétrique est au cœur du drame.
Pourquoi cette étrange et continuelle parturition, cette obsession du dédoublement ?
Cocteau fonctionne, semble-t-il, selon une logique d’opposition entre deux forces qui s’affrontent et qui forment pourtant le même personnage l’un plus souvent sombre et imprévisible qui serait d’origine lunaire et l’autre plus éclatant et joyeux voire insouciant d’origine solaire.
On retrouve d’ailleurs les deux astres dans ce même vitrail.
Dans la lancette de droite, Cocteau se présente avec une tête flammée, vu de face, en habit d’académicien.
Au-dessus de sa tête on découvre également deux visages de profil situés face à face, presque similaires. S’agit-il de ses deux amants comme deux êtres dédoublés : Jean Marais et Edouard Dermit ?
En conclusion, Marcel Duchamp et Jean Cocteau se retrouvent tous les deux en phase dans cette quête commune de la reconstruction de l’unité androgyne de l’être primordial doué de jeunesse éternelle et d’immortalité. André Breton, lui-même ne prônait-il pas la nécessité de reconstitution de l’Androgyne primordial ?
En partant de l’inceste pour Duchamp et de l’homosexualité pour Cocteau, chacun entreprend en réalité un parcours convergent ponctué par une étape commune qui est Narcisse. Chaînon intermédiaire qui leur permet d’accéder tous les deux à cet être idéal prometteur d’éternité.
Par ailleurs de manière assez étonnante, ils vont concrétiser cette aspiration commune grâce à la réalisation d’une œuvre verrière.
Pour Marcel Duchamp, ce sera le Grand Verre et pour Jean Cocteau les vitraux de l’église Saint-Maximin.
Les voilà donc enfin réunis et André Breton n’aura pas réussi à les séparer malgré sa haineuse et durable volonté de livrer Cocteau à la vindicte publique.
Christian Schmitt