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Exposition « Marcel Duchamp la peinture, même »

Centre Pompidou Paris du 25 septembre 2014 au 5 janvier 2015.

Le Grand Verre

C’est dans la foulée de ses ready-mades des années 10 que Marcel Duchamp va se lancer ensuite dans un vaste projet qui deviendra son œuvre mythique, Le Grand Verre ou la Mariée mise à nu par ses célibataires, même.

Mais brisée accidentellement en 1933, l’œuvre initiale heureusement réparée mais jugée trop fragile est restée à Philadelphie. Celle qui est exposée au Centre Pompidou de Paris (salle 8) n’est que l’une des quatre copies réalisées sous le contrôle de Duchamp et de sa succession.

A la fois ambitieuse, énigmatique et déroutante, cette construction verrière refuse délibérément qu’on y accède par la voie esthétique et « rétinienne » classique   mais plutôt selon un processus mental typiquement duchampien qui sera tout autant délirant que minutieux.(voir également le thème de l’homme aux bras levés utilisé par M.Duchamp qui a permis l’élaboration du Grand Verre:http://lenouveaucenacle.fr/marcel-duchamp-et-jean-cocteau-le-meme-theme-de-lhomme-aux-bras-leves)

Pour André Breton : « Nous nous trouvons ici en présence d’une interprétation mécaniste, cynique, du phénomène amoureux : le passage de la femme, de l’état de virginité à l’état de non-virginité pris pour thème d’une spéculation foncièrement asentimentale ».

Par cette oeuvre, installer le « talionisme »

Le Grand Verre est construit en deux parties : la partie supérieure avec la « voie lactée » et la « mariée », la partie inférieure les « neuf moules mâlic » (le « célibataires »), la « broyeuse de chocolat » et les « témoins oculistes ».

Elle est nue cette mariée. Elle a dénoué son vêtement qui est tombé sur l’horizon et qui flotte comme une traîne royale.

L’artiste le plus intelligent du 20 ° s. selon toujours le même André Breton veut par cette œuvre installer définitivement ce qu’il a découvert et qu’il nomme le « talionisme ».

Tout cela nous ramène en 1913 à l’aventure du « Nu descendant un escalier »

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« Nu descendant un escalier », 1912

Suivant la loi du Talion, ce tableau qui fut refusé  à Paris dans la salle cubiste en 1912 a reçu par contre un succès de scandale énorme en 1913 à l’Armory show à New York.

Par conséquent le talionisme n’est rien d’autre que ce rapport de proportion entre le refus premier et le succès différé.

Certes Duchamp n’est pas le premier à avoir expérimenté ce phénomène.

On peut remonter aux Impressionnistes avec le salon des refusés. Cézanne, Manet et bien d’autres encore en furent les bienheureuses victimes !

Mais Duchamp saura mieux que quiconque exploiter ce filon de la provocation, façon ostentatoire pour lui de s’autoproclamer.

En effet grâce à ce nouveau module binaire et antithétique appelé « refus/réhabilitation », Duchamp installe définitivement sa suprématie parmi les artistes de l’art contemporain.

Le Grand Verre n’est que la consécration la plus visible de ce paradoxe. Ainsi la mariée elle-même qui par son attitude va refuser d’abord l’offre des célibataires pour être finalement acceptée. Selon cette même logique il faut donc toujours passer par un refus pour être accepté.

Dans ses notes, Duchamp expliquait la présence d’un serpentin ascensionnel situé en dessous de la mariée comme un refroidisseur pour exprimer que celle-ci au lieu d’être seulement un glaçon asensuel refuse d’abord chaudement (pas chastement) l’offre brusquée des célibataires.

Ce sont « les célibataires »  qui créent les oeuvres d’art

En fait derrière cette mise en scène cocasse, Duchamp nous signifie une autre réalité. Curieusement ce sont les célibataires qui créent les œuvres d’art par la réhabilitation alors qu’au final la mariée ne viendrait que pour représenter la postérité et la gloire.

Or, ces célibataires n’ont rien de commun entre eux puisqu’ils occupent des fonctions très différentes, en tout cas très éloignées d’une quelconque activité artistique : prêtre, livreur de grand magasin, gendarme, cuirassier, chef de gare, gendarme de la paix, croque-mort, larbin, chasseur de café. Mais ils représentent le conformisme. Ce sont eux qui façonnent le goût d’une époque.

Toutefois tout goût n’est pas un conformisme. Au lieu de les enfermer dans une caricature, Duchamp les tient davantage comme des amateurs élevés sinon la réhabilitation ne  serait pas d’une grande valeur.

D’eux va s’échapper un gaz qui monte vers la mariée. Depuis les tubes capillaires que l’on découvre dans la partie supérieure des neuf moules, ce gaz de désir se dirige donc vers la partie supérieure.

Ensuite face aux célibataires, on découvre la « broyeuse de chocolat ». Symboliquement elle représenterait l’artiste qui broie du noir et qui soufre de mélancolie.

Mais au-dessus de cet engin, on manipule bizarrement des ciseaux à l’aveuglette. Tout cela pour nous signifier peut-être une autre vision de l’artiste ? Bien plus qu’un homme qui souffre, l’artiste agirait donc davantage comme un médium.

Enfin à droite, Duchamp appelle « les témoins oculistes » pour indiquer qu’en définitive c’est toujours le regardeur qui fait l’œuvre.

Dès lors on comprend mieux pourquoi l’art des célibataires par le conformisme va finir par honorer du nom d’art un urinoir !

Car depuis 1913, Marcel Duchamp a trouvé un nouveau mode de légitimation des œuvres. Ce qui importe avant tout ce n’est plus tant l’objet que le rituel cérémonial du refus qui engendre une réhabilitation.

En renversant la table, ce trublion a fait naître le vrai moteur de l’art moderne.

Mais au-delà de ce nouveau mode légitimation, le Grand Verre nous livre-t-il d’autres secrets ?

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Neuf Moules Mâlic, 1914-1915

L’oeuvre de Marchel Duchamp et son non-dit

En 1957, Marcel Duchamp va fournir les clés du  Grand Verre dans une intervention intitulée « le processus créatif » faite à l’occasion d’une réunion de la fédération américaine des arts. Pourtant cette même œuvre avait déjà été expliquée par lui antérieurement par des notes dans sa célèbre Boite verte de 1934 ?  

Hélas à nouveau et malgré les nouveaux et derniers éléments d’explication qu’il donne – son discours reste   toujours autant énigmatique voire parfois nettement abscons- et par conséquent un travail de décryptage complet de cette œuvre   risque d’être une entreprise sans fin et peut-être impossible ?

Le catalogue de l’exposition Pompidou de Paris va d’ailleurs dans le même sens puisqu’il explique que : « Bien que Duchamp ait rassemblé en 1934, les notes qui ont permis son élaboration dans ce qu’il nomme La Boite verte, l’oeuvre reste hermétique et donne lieu à une exégèse infinie. »

C’est pourquoi ce génial concepteur de ready-mades ne serait pas choqué, me semble-t-il, par une lecture différente de son œuvre à partir justement de ce qu’il ne dit pas dans ses commentaires. Le non-dit est parfois plus évocateur que ce qui est simplement dit ou exprimé.

Et c’est d’ailleurs toujours dans le même catalogue de l’exposition Pompidou, qu’on pourra y déceler comme l’amorce d’une nouvelle piste à explorer. « Le Grand Verre (dixit le catalogue) se compose de deux panneaux disposés à la verticale, axe de l’élévation à la fois spirituelle, érotique, géométrique, physique et physiologique. »

le Grand Verre interprété  comme un axe d’élévation spirituelle?

En fait Marcel Duchamp, bien qu’il soit un athée convaincu, utilise souvent le sacré dans ses œuvres et le  Grand Verre, ne semble pas y échapper, même il s’agit d’une transcendance sans Dieu.

Aussi c’est sans une réelle surprise que les visiteurs de l’exposition Duchamp à Paris, dont moi-même, ont pu être témoins d’une lecture différente de l’oeuvre. En effet l’un des commentateurs de l’exposition n’a cessé de comparer la mariée à la Vierge Marie et de la présenter également comme une mère porteuse grâce à la première GPA de l’histoire !

Plus sérieusement, Jean Suquet dans ses commentaires sur l’œuvre semble se référer lui au récit de Saint Jean sur la crucifixion du Christ. En effet sur les pentes d’écoulement du gaz (détail n° 10), il dit notamment : « le gaz suant sang et eau jusque sur la terre sa flaque misérable ».

Sans aucun doute, il rappelle le passage de l’évangile de Jean où il est dit notamment (Jn, 19, 31-37) « …l’un des soldats, de sa lance, lui perça le côté et il sortit aussitôt du sang et de l’eau. »

Ce détail est d’autant plus troublant que la même année 1957 où Marcel Duchamp donna les clés du Grand Verre,  c’est son propre frère aîné Jacques Villon (Gaston Duchamp pour l’Etat Civil) qui réalisera à Metz les vitraux de la cathédrale Saint-Etienne et notamment le vitrail axial avec le thème de la crucifixion selon St. Jean.(http://lenouveaucenacle.fr/jacques-villon-laine-des-duchamp-a-la-cathedrale-de-metz )

Le même Jean Suquet rajoute par ailleurs que « trois ou quatre de ses gouttes (d’eau et de sang – ndlr) viennent régaler la culasse d’un canon pointé en direction du point de fuite. »

Or, dans le vitrail de Jacques Villon, il est aussi question d’un point de fuite mais avec une autre arme meurtrière puisqu’il s’agit de la lance. Par ailleurs parmi les éléments du Grand Verre, les grands ciseaux au-dessus de la broyeuse de chocolat forment curieusement une croix en surplomb à l’horizontal ? (voir le schéma du Grand Verre ci-dessous).

De même dans la partie supérieure du Grand Verre, la mariée est représentée comme « pendue »… dans « la voie lactée » qui ressemble à une sorte de nuage percé de trois carrés. Cette pendaison ne rappellerait-elle pas aussi celle du Christ sur la croix et les trois carrés dans le nuage la présence du Dieu trinitaire ?

Simples coïncidences ?

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Au-dessus de la broyeuse de chocolat les ciseaux en forme de croix (dessin)

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Or, Marcel Duchamp n’indiquera jamais explicitement cette présence du Christ dans le Grand Verre.

On va le découvrir dissimulé dans le rôle de la mariée mais il n’est pas le seul à s’abriter derrière ce personnage féminin ! D’abord bien entendu la Vierge Marie elle-même, ensuite le Christ qui est pendu comme elle mais sur une croix et enfin de façon plutôt inattendue encore Marcel Duchamp lui-même ?

Cet artiste a , en effet, malicieusement inséré son prénom dans le titre de l’œuvre :

« La MARiée mise à nu par les CELibataires, même. »

Cette figure de la mariée regrouperait donc plusieurs personnes à l’image d’une poupée gigogne. Et le point commun entre ces trois personnes ne serait-ce pas la loi du talionisme (rejet/réhabilitation) mise à l’honneur par Marcel Duchamp?

Tout d’abord la Vierge Marie qui a subi le rejet (bien que temporaire) de son époux Joseph qui a voulu la quitter vu qu’elle était tombée enceinte et ensuite la fuite en Egypte pour éviter le massacre de l’enfant Jésus par le roi Hérode. (A noter que Jacques Villon illustrera cet épisode du massacre  en l’insérant dans la cinquième baie des vitraux qu’il réalisera à Metz alors que la commande initiale ne le prévoyait pas !)

Après ce rejet et cette fuite, on assiste à une réhabilitation du rôle de la Vierge Marie d’autant plus glorieuse qu’elle est intervenue dès l’Annonciation par l’ange Gabriel mais surtout après la naissance du Sauveur.(Et pour la postérité sa réhabilitation suprême comme Mère de Dieu !)

Ensuite Jésus lui-même qui a été rejeté par les hommes, a subi l’humiliation de la croix et surtout cette mort honteuse et indigne pour le fils de Dieu. Sa réhabilitation également fut à la hauteur de l’humiliation subie grâce à sa glorieuse résurrection et une œuvre et un nom qui passeront à tout jamais à la postérité.

Dans ce contexte il peut paraître présomptueux que Marcel Duchamp veuille inscrire son nom à la suite de cette lignée prestigieuse.

Mais son délire de grandeur est à la base du Grand Verre. Il le fait à dessein pour donner plus d’éclat encore à sa démonstration sur le phénomène qui conduit à authentifier les vrais artistes.

De la même façon lorsqu’il parle du processus créatif, il n’hésite pas à le comparer à une véritable transsubstantiation, pour transformer une matière inerte en œuvre d’art. Marcel Duchamp utilise volontairement un vocabulaire religieux et théologique pour frapper l’imagination mais aussi pour marquer l’importance des enjeux.

La Bible lui donne des modèles pour atteindre l’absolu et l’éternité.

L’art qu’il promeut n’est donc plus ni l’objet ni sa plastique mais le rite sacral qui permet sa transfiguration grâce au processus du refus/réhabilitation.

C’est pourquoi pour lui l’art moderne n’est pas esthétique mais sacré.

P.S. : Je tiens à remercier Alain Boton qui grâce à son livre, Marcel Duchamp par lui-même (ou presque), Editions Fage, 2013, m’a beaucoup aidé dans la rédaction de mon article.

Christian Schmitt

www.espacetrevisse.com

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Christian Schmitt

Critique d'art. Auteur de "l'univers de J.L. Trévisse, artiste peintre" (ed. Lelivredart 2008) et de trois autres ouvrages sur les vitraux réalisés par des artistes contemporains aux ed. des Paraiges: Jean Cocteau (2012), Jacques Villon (2014) et Roger Bissière (2016). A retrouver sur : http://www.espacetrevisse.com

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