Partagez sur "Nique ta mort : les réseaux sociaux à l’épreuve de la condition humaine"
Tous les jours, des milliards d’ultra-connectés postent des liens, des informations ou des photographies sur Facebook, Twitter, Instagram, Google + etc. Pourquoi ? La réponse semble simple : le besoin de se sentir appartenir à une communauté, de s’épanouir dans une forme nouvelle de société 2.0. Pourtant, il y a le réel pour ça. Que recherche la génération X, Y ou Z sur les réseaux virtuels : la vie, la mort, ou un état intermédiaire ?
« Nique la mort! » crient les trolls derrière leurs messages provocs’, exutoire de leurs noires humeurs d’atrabilaires. Qu’ils relancent ou non le débat, qu’ils se posent de front, le message importe peu. A quoi peut servir d’aller toujours contre sinon à montrer qu’on existe ? S’opposer, dire non, c’est s’affirmer, du Antigone révolté tout craché, sans omettre une part de souffrance aussi, celle de ceux qui ne sont pas écoutés dans le monde réel. Mais pousser un cri, même dans le non-sens, c’est toujours exister.
Et exister, au détriment d’être, porter sa voix malgré tout, contre tout, reste essentiel dans un début de siècle dévoré par les Pac-men consuméristes à la pensée unique bien-pensante. La foule sentimentale des années 90 n’erre plus à la marge, silencieuse et cloisonnée dans les quartiers bobos des rives gauches. Elle hurle son existence au premier venu, dans un monde où tout se voit, quitte à sombrer dans le triomphe bicéphale, tantôt du voyeurisme, tantôt du protectorat de l’anonymat. En cela, nous exerçons, à travers nos compte virtuels, une forme de liberté d’expression tout azimuts, d’autant plus enivrante qu’elle est embrumée d’une évanescence de pouvoir, de puissance verbale et visuelle, qui influe sur nos followers. Qu’importe réellement le fond de notre pensée, tant que nous avons le mot d’esprit qui pointe là où ça fait mal : celui qui nous fait exister aux yeux de tous et créer l’interaction.
Oui, nous vivons sur les réseaux, dans la contestation, mais aussi, souvent, par le contenu. Nous égrainons virtuellement de beaux cailloux sur le chemin de nos existences, des perles de rire, des instants volés d’insouciance, de petits bonheurs cristallisés. Nous laissons derrière nous, petits poucets virtuels, cette boîte à souvenirs intimes avec ces mots éloquents sur Twitter, ces photos sublimées par d’illusoires filtres sur Instagram, ces albums sur Facebook ou Google +. Carpe Diem : nous le cueillons bien, le jour de Ronsard et des épicuriens, nous distillons même savamment l’instant en fractions de posts ou de statuts. Et, dans une forme d’acte gratuit, de générosité délicate avec ces autres, connus ou inconnus, présents ou lointains, nous prenons le risque du partage. Dans la lignée de cette honorable volonté de fixer ces moments heureux, les photos de meringues aux bras de croques-morts endimanchés pour les noces avec l’éternel commentaire « le plus beau jour de ma vie » ou de bébés pèrenoëlisés et, hélas, immortalisés par d’inconscients parents qui plus tard (subtile ironie) les mettront en garde sur les dangers des réseaux sociaux. Qu’importe : au fond, ce sont toujours ces moments que l’on retiendra, auxquels on se rattachera même dans des temps plus difficiles.
En cela, les réseaux sociaux sont profondément humains, et bien loin du vil narcissisme (même s’ils n’en sont pas exempts) qu’on leur plaque trop aisément. Leur essence : donner une voix de manière libre et démocratique à tous ceux qui souhaitent entrer dans l’arène pour se coudre de mots ou en découdre. Se rassurer, enfin, sur une vérité universelle qu’il est si facile d’oublier dans l’ennui des jours : la vie est belle, la vie est faite de beaux instantanés. Mais le ver était dans la… toile. Le réseau social, c’est aussi une course en avant vers la mort, vers des morts démultipliées.
Du côté obscur de la force : internet et la pulsion de mort
A la pulsion de vie qui nous engage dans l’arène des réseaux sociaux, il faut, de fait, opposer une pulsion de mort. L’E-ros et le Thanatos. Lorsque nous twittons, pokons, postons, nous entrons, librement certes, mais véritablement dans une arène… Gladiateurs à défendre le sens d’une existence – la nôtre – dont personne ne connait le véritable sens, dans une jungle où tous veulent s’affirmer, tout internaute est un peu un personnage du Huis-clos de Sartre. Vivant encore, il se trouve face à une multitude de risques de mourir, du moins virtuellement.
D’abord, l’enfer digital, ce sont bien les autres : l’autre qui vous mangera car il crie plus fort que vous, que son profil est plus suivi. Pour exister, sur Internet, encore faut-il avoir la force de s’exprimer. Le silence tue. Un compte non-alimenté, un statut qui refuse de crier est invisible. Et s’il n’est plus visible, dans ce cyber-monde de l’image, ergo il est mort. Mort par absence d’espace d’expression, dans l’étouffement de la masse des internautes qui souhaitent parler (ou faire parler) plus fort. RIP 1.
A ce premier risque de mourir s’ajoute celui du mauvais mot, du contenu qui n’est pas reconnu par l’ensemble de la communauté virtuelle, et ne trouvera donc pas d’écho. Une seule erreur et c’est soit le buzz… ou la mort assurée. La guillotine est immédiate, et elle se joue souvent davantage sur la forme que sur le fond. Il suffira donc d’une faute d’orthographe pour vous décrédibiliser devant la France entière : détruire votre E-réputation équivaut en effet à une mort sociale. Une lapidation en règle sera expédiée en deux tweets trois statuts, dans l’anarchie généralisée de ce macrocosme virtuel, sans laisser le temps à l’odieux coupable de s’expliquer ou d’argumenter. En ce sens, l’autre est un danger, une entité à laquelle il ne faut jamais faire confiance. D’où le développement de réseaux sociaux dits « confidentiels » tels que Snapchat, où l’autre est monstrueux car il est capable de montrer, de partager vos propres images. A peine mérite-t-il un peu de vantardise en 3 secondes chrono. Mort pour avoir mal dit, ou dit ce que personne n’osait dire. RIP 2.
Le risque du réseau social, c’est aussi qu’à force de tisser des liens, l’on s’y englue dans des lieux communs. L’individu singulier, face à la masse mondialisée, a une voix, certes, mais plus qu’une voie à suivre : celle des autres. Les autres, et l’état de concurrence qu’ils génèrent quelquefois volontairement, ou inconsciemment entre leur bonheur et le nôtre créent une forme d’envie ou de mépris dédaigneux et cynique, bien mauvais caches de la jalousie. Pour exister dans la foule, on ne choisit plus son propre chemin. On reproduit celui des autres sans réfléchir au carcan sous-jacent. Heureux pour les mêmes raisons, élaborant une vie avec les mêmes étapes (mais en mieux) et les mêmes passions pour être reconnu dans une communauté virtuelle (les femmes préféreront donc la cuisine, les hommes les sports, et pour les deux, le sexe) : les classifications sociales restent inébranlables dans un milieu avant tout social. Ne pas s’y conformer, c’est risquer de ne pas avoir de voix par manque de followers ou de likes. Car l’Internet n’a de démocratique que l’accès au statut. Il obéit ensuite à une hiérarchisation entre une royauté constituée par des e-influenceurs puissants, monarques absolus de quelques instants, avec à leurs pieds un rang de courtisans admirateurs et relayeurs des posts qu’ils écrivent… Que vous n’apportiez pas à la plèbe l’information qu’elle désire, dans un format et une hiérarchisation de sujets à laquelle elle est habituée, et c’est la radiation de la virtuelle humanité. Tombé pour manque d’audience, d’écoute des autres. RIP 3.
Mais l’enfer, ce ne sont pas seulement les autres voyeurs et inflexibles juges de profils. L’enfer est en ces êtres diaboliques que nous sommes à part entière. A force de se promener de fils en fils sur les réseaux de la toile, le risque devient aussi de se faire dévorer par l’arachnéenne existence virtuelle. De l’IRL, l’on passe au RIP par atrophie de vie réelle pour se désintégrer en un encodage html. La tentation de Narcisse digitalisée. Le mal de notre siècle, ajouteront certains. Le narcissisme numérisé, c’est ce besoin en nous, plus ou moins fort, de se regarder dans son reflet (auquel on accorde une réalité qu’il n’a pas), pour s’y plonger entièrement, et s’y trouver beau, dans cette nourriture et cette dévoration de soi par soi. Mais c’est un narcissisme socialisé. Cette forme de pulsion de mort que tout le monde prend pour une affirmation au plus haut point de l’individualisme selfisé de notre siècle se couple, en effet, à un besoin de reconnaissance, et de séduction, dans le but d’être admis par tous en tant qu’individu singulier. De fait, si dans son mythe, le pauvre Narcisse se jette à cœur et corps perdu dans son reflet, sur la toile, il y a toujours un autre, un autre qui regarde, qui like ou follow, et revêt le rôle d’admirateur. Et Narcisse, de se retrouver confronté à son propre reflet, et encouragé par le chant des sirènes des admirateurs et admiratrices que seul un héros épique tel qu’Ulysse avait réussi à narguer (mais c’était entouré de chaînes solides, réelles et fortes). Que peut-il, le Narcisse du XXIe siècle, sinon plonger, s’il n’est pas retenu par des liens réels par ses proches ? Car le reflet est beau, quand la réalité, elle, n’est qu’un amas de luttes, d’horreurs et de vicissitudes à affronter. Le jeu est sans risques, aucun engagement n’est demandé dans le monde virtuel, ni en amitié ni en amour. RIP 4.
L’avènement de ce narcissisme nouvelle mouture, presque généralisé et normalisé, interroge. Une gêne persiste lorsqu’un agonisant filme ses derniers instants ou envoie un message sur Fb alors qu’il est en fin de vie, comme si ces mots ne devaient pas apparaître, comme si ce n’était pas leur place. Ces précieux instants de vie encore, c’est avec ses proches qu’il eût dû les partager, non pas avec des inconnus de la toile. La mort reste encore un tabou intime, une limite que le monde virtuel immortel accepte mal. Et sa présence impromptue, dérangeante sur les réseaux sociaux remet en question les fondements de ce nouveau monde digitalisé créé par les hommes. Qu’est-ce qui importe réellement ? Les vivants qui partagent des instants de vie ou ces amis virtuels avec lesquels on a débattu, parfois passionnément, et qui nous sont, quelquefois, presque devenus familiers, si bien qu’on aurait l’impression de les connaître, même s’ils n’ont que l’image idéale de leur profil pour les réaliser. Mais la question finale, celle qui jamais n’est posée, dans ce monde virtuel où il est facile de se créer des millions de contacts à travers le monde, reste sombre : qui de vos followers viendront à votre enterrement ? Avec lesquels d’entre eux aurez-vous réussi à construire un lien qui n’est pas seulement de la chimérique fibre optique ?
La mort réelle, physique figure l’ultime limite de l’internet des réseaux sociaux, inscrite dans la confrontation à l’autre comme dans chaque usager. Mais « comme de toute mort renaît la vie », c’est dans la création et l’art que le réseau social réussit à nous détourner de nos terreurs et de la mort.
Le grotesque sublimé : l’entre-deux créatif du mort-vivant insomniaque
Et si l’hyper-connectivité découlait d’un besoin plus profond, celui d’affirmer son existence contre la mort qui guette, ou plus précisément de se placer dans l’écart de l’entre-deux, dans une position d’équilibre idéale qui nous élève à un état intermédiaire, forme d’immortalité vivante ?
Ne faisons-nous pas œuvre baroque, en créant, en recréant un monde à part et en copiant l’autre ? Ne sommes-nous pas de ceux qui capturent l’instable, l’éphémère de l’existence pour le faire ressusciter d’une mort certaine ? Et de l’existence, tous les jours, nous gardons l' »essence divine », la charogne infâme baudelairienne, la charogne de notre être que nous offrons en pâture au passant… Certes, nous n’avons pas tous le talent d’un Baudelaire, mais il s’agit bien de capter l’ombre, de faire émerger de l’informe numérisé une forme humaine, Frankenstein virtuel de chacun d’entre nous. La sincérité importe peu, tout comme le nom, souvent masqué par le pseudonyme, car il vaut mieux s’écorcher un peu, se déformer pour se protéger, que de ne pas exister. Mais tacitement, nous signons toujours un pacte, certes légèrement diabolique, mais idéal puisqu’il nous assure l’immortalité. Un pacte avec le diable publicitaire qui discrètement et souvent en toute impunité écorne notre humanité en nous transformant en une base de données à des fins commerciales. Mais qu’importe si notre personnalité devient une marque ou une base de données d’archivage à la Gordon Bell et son life logging : big data humains, nous existons à jamais. Qu’importe aussi s’il faut tromper ses insomnies, et, pour tromper la mort, cerner ses yeux, car Internet n’a pas d’horaires et vit même la nuit.
Le tout est que l’Homme reste maître du jeu : tenté, mais dans l’entre-deux. L’internaute est la belle Eurydice qui regarde en arrière pour se plonger dans le passé, mais il est aussi l’Orphée triomphant qui fait résonner son chant. Il est le vampire qui suce son propre sang, coupable et victime dans la réalisation de sa création virtuelle. Bref, sur Internet, la paratopie chère à Dominique Mainguenau (Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation) est une solution de survie. Nous sommes tous des parasites, et nous le valons bien.
Tellement bien que de nouvelles créations commencent à voir le jour : la sublimation de l’instantané des messages virtuels en art commence. L’un des livres de Bernard Pivot rassemble ainsi une partie des tweets postés sur son compte. Une forme de résurrection de grande ampleur pour redonner vie à des instantanés, une création nouvelle, figée et intemporelle à partir de micro-créations datées et limitées.
La mort, la vie et la création, voilà ce qui unit encore les réseaux sociaux et l’humain. Alors likez, si m’en croyez, ne postez à demain, twittez dès aujourd’hui, les roses de la toile.