Lancée en 2011, l’application Snapchat connaît un succès grandissant et est de plus en plus populaire chez les jeunes utilisateurs de smartphones, qui vivent dans l’instant. De quoi signer la fin des correspondances d’antan ?
D’Abélard et Héloïse à Flaubert, en passant par madame de Sévigné et Voltaire, les grands épistoliers sont nombreux. Parce qu’écrire une lettre était le seul moyen de communiquer avec un être absent, mais également parce que l’écriture épistolaire invite à une forme de recueillement et à la concentration pour se confier au fil de la plume. La correspondance de madame de Sévigné à sa fille madame de Grignan est en cela tout à fait éclairante : par-delà les « radoteries » qu’elle lui confie, l’écriture permet une expression des sentiments moins directe, et donc plus raffinée, voire sincère.
C’est d’ailleurs ce qu’elle lui confie au cours de sa lettre du 9 févier 1671 : « Vous continuez votre voyage sans aucune aventure fâcheuse ; et lorsque j’apprends tout cela, qui est justement tout ce qui me peut être le plus agréable, voilà l’état où j’en suis. Vous vous avisez donc de penser à moi, vous en parlez, et vous aimez mieux m’écrire vos sentiments que vous n’aimez à me les dire ». L’écriture d’un sentiment, seule face à son encrier, le papier à peine illuminé par la danse de la lueur de la bougie, est plus aisée et comporte des vertus cathartiques.
A travers leurs lettres, Victor Hugo s’épanche amoureusement à Juliette Drouet et Gustave Flaubert confie ses tourments d’écrivain perfectionniste à Louise Colet, Balzac expose ses théories littéraires à madame Hanska et Jean Giono fait part à ses amis de son refus de la guerre. Parce qu’il est par essence un mode de communication solitaire et introspectif, l’épistolaire a forcément conduit à de véritables prouesses littéraires que l’Histoire a pu transmettre aux générations suivantes, dans son flux et reflux de passions consumées et de confessions délicates.
Snapchat et la consommation de l’instant
La rédaction d’une lettre implique un regard sur les moments qui viennent d’être vécus, puisqu’il s’agit de raconter à l’Absent des événements ou des sentiments qui, par essence, ne peuvent avoir lieu lorsque l’épistolier noircit sa page blanche. C’est très certainement avec l’arrivée du télégramme que la communication « instantanée » est apparue.
Avec le téléphone, puis des décennies plus tard le courriel puis les réseaux sociaux, notre communication a changé, de même que notre rapport au monde. Avec Facebook et Twitter, la prise de recul ne peut avoir lieu, il ne s’agit que de la communication publique et égocentrée d’un sentiment provoqué par une situation, un lieu, un échange. Comme nous l’avions naguère analysé, les réseaux sociaux sont mégalomanes et ne poussent qu’à la consommation de l’Autre sans introspection ni regard sur le passé, encore moins sur l’avenir.
Snapchat est en cela le prolongement de ce processus narcissique de promotion de soi à une liste de fidèles, mais va bien au-delà. Cette application institue et consacre la célébration de l’instant : elle plonge l’utilisateur dans le seul présent et l’y maintient, avant que l’image envoyée ne se désagrège au bout d’un laps de temps. Parce qu’à la différence d’une lettre que l’on peut retrouver, jaunie et cornée, au fond d’un tiroir, le « Snap » se perd dans les méandres de la génération zapping ; nous passons d’un écrit qui traverse les siècles à une image d’un cocktail raté ou d’une glace écœurante qui disparaît sous la pression de notre pouce. Nous sommes très loin des lettres d’André Gide, voire de la simple lettre d’amour éplorée envoyée à une amante qui se refuse. Même la longueur de l’attente d’une réponse est anéantie.
Certains peuvent déplorer ou faire l’éloge de cette nouveauté, mais il s’agit bien d’une rupture marquante. Une génération d’adolescents va grandir, évoluer et se formater avec une application qui nie la mémoire, la distanciation et la permanence des choses. La fin des correspondances, c’est le règne du contingent et du périssable comme de l’effacement progressif des souvenirs. En d’autres termes, l’emprise de la philosophie matérialiste sur nos consciences.