Dissimulés derrière les livres poussiéreux de la bibliothèque familiale, je suis tombé sur les vingt-et-un volumes de la correspondance de Marcel Proust. On connaît de Proust son monument littéraire A la recherche du temps perdu, mais on connaît moins l’homme, maladif et d’une constitution extrêmement fragile. Effectivement la maladie et la douleur sont évoquées dans de nombreuses lettres de cette abondante correspondance, éditée par Philip Kolb entre 1976 et 1993.
Je me suis donc plongé avec délice dans ces lettres écrites entre 1880 et 1922. Toutes ces missives, soit amicales, soit professionnelles, montrent les différentes facettes du personnage. D’un côté on découvre un homme fidèle à ses amis, de l’autre on voit se dessiner un écrivain qui prend petit-à-petit conscience de son talent littéraire et qui n’hésite pas à démarcher auprès des grands éditeurs du siècle, tels Fasquelles, Bernard Grasset ou Gaston Gallimard.
C’est un fait : Marcel Proust est reconnu comme un grand écrivain. Pourtant, lorsqu’il voulut publier La Recherche, de nombreuses portes se fermèrent. Seul Bernard Grasset accepta de publier la première partie d’une œuvre tentaculaire qui dévora l’écrivain jusqu’à sa mort. André Gide, dans une lettre adressée à Proust le 10 ou 11 janvier 1914, reconnaît que ce fut la plus grande erreur de la Nouvelle Revue française (revue littéraire affiliée aux éditions Gallimard) et l’avoue avec amertume : « Mon cher Proust, Depuis quelques jours je ne quitte plus votre livre [il s’agit de Du côté de chez Swann : NDLR] ; je m’en sursature, avec délices ; je m’y vautre. Hélas, pourquoi faut-il qu’il me soit si douloureux de tant l’aimer ? … Le refus de ce livre restera la plus grave erreur de la N.R.F. – et (car j’ai cette honte d’en être beaucoup responsable) l’un des regrets, des remords les plus cuisants de ma vie. »
« De mon Swann Mme Rachilde a parlé (hélas !). Elle parlé de la façon la plus intelligente, la plus jolie (pouvait-il en être autrement) mais aussi la plus cruelle (selon moi la plus injuste naturellement !) disant même qu’elle avait jeté ce livre comme un soporifique ! ».
Si André Gide, le maître à penser de la N.R.F., ne parvint pas à reconnaître le talent de l’écrivain, il ne fut pas le seul. Le Mercure de France, sous la houlette imperturbable de son directeur Alfred Vallette, perdra aussi l’occasion d’ajouter à la liste de ses publications et de ses succès une des plus grandes œuvres du XXe siècle. Et non contente d’avoir tourné le dos à Proust, la femme d’Alfred Vallette, Rachilde reprochera à Proust, dans la rubrique des « Romans » du Mercure de France, d’avoir écrit un livre soporifique ! Proust, ne pouvant supporter l’affront, prend sa plume, le jeudi 16 avril 1914, pour répondre à Alfred Vallette (et non à Rachilde !) : « De mon Swann Mme Rachilde a parlé (hélas !). Elle parlé de la façon la plus intelligente, la plus jolie (pouvait-il en être autrement) mais aussi la plus cruelle (selon moi la plus injuste naturellement !) disant même qu’elle avait jeté ce livre comme un soporifique ! ».
Marcel Proust face à la maladie
C’est une constante chez Proust : il répond avec une précision non dénuée de fermeté, à la moindre attaque portée contre ce qu’il considère désormais comme son œuvre. Henri Ghéon rendant compte, de façon quelque peu critique, de Du côté de chez Swann, dans la N.R.F. en janvier 1914, fera ainsi les frais de la colère froide de l’écrivain alité : « Vous dites Monsieur que ce livre est une œuvre de loisir, que j’ai tout mon temps. Vous m’excuserez de ne pas entrer dans les détails sans intérêt pour vous ; je dirai seulement qu’une profession active n’est pas la seule chose qui puisse priver un homme de loisir, lui prendre son temps. Une maladie, par exemple, peut être aussi absorbante, aussi urgente, aussi fatigante, aussi vieillissante que la plus dure des professions, même manuelles. Quelle que soit la cause et la nature des occupations qui pressent ma vie sans relâche, toujours est-il que je n’ai aucun loisir, que je dispose à peine de quelques heures de travail je ne dirai pas par semaine, mais par mois, il serait plus exact de dire par an».
Proust face à ses contemporains
Pourtant certains de ses contemporains reconnaissent les qualités de l’œuvre proustienne et le soutiennent dans son combat littéraire, dès la première heure. Parmi eux, on retiendra le nom de Léon Daudet, grâce auquel, notamment, Marcel Proust obtiendra le Prix Goncourt et la consécration, en 1919, pour la deuxième partie de la Recherche, intitulée A l’ombre des jeunes filles en fleur. D’autres arriveront plus tard et s’arrogeront le succès. C’est le cas de Gaston Gallimard qui convaincra Marcel Proust de quitter son premier éditeur, Bernard Grasset, pour rejoindre les éditions de la Nouvelle Revue française. Bernard Grasset restera reconnaissant envers Proust, malgré cette petite trahison littéraire. Et Proust, pour le remercier de l’avoir soutenu dans ses premiers pas littéraires, acceptera de collaborer à une petite revue fondée par la maison Grasset. C’est en ces mots que Grasset le remercie en mai 1919 : « Je vous demanderai seulement, sans qu’il soit besoin que nous l’insérions dans un traité quelconque, et votre simple parole me suffisant, l’engagement amical que tout ce qu’il vous sera possible de me donner, dans l’effort que j’entreprends [la fondation de la revue], vous voudrez bien me le donner. Je ne crois pas pouvoir mieux vous fournir, mon cher ami, la preuve que j’ai ressentie de ne plus être votre éditeur, et mon ardent désir de raccrocher sur une base possible une collaboration entre nous. »
L’écrivain, rongé par la maladie, s’éteint le 18 novembre 1922, à l’âge de 51 ans. La dernière lettre du recueil éditée par Philip Kolb et adressée à Daniel Halévy en décembre 1921, se termine symboliquement par cette ultime formule, désespérée : « Adieu, je n’en puis plus, je t’ai donné toutes mes forces. »