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Martin Bissière né en 1962 n’a commencé réellement à peindre que le 1/08/1985. Cette date, il la garde précieusement en mémoire car elle signifie pour lui le début d’une vraie révélation.

Pourtant la peinture ne fut pas sa première passion alors que tout le prédestinait à cet art, lui le descendant d’une dynastie de grands peintres : son père Louttre.B (1926-2012) et surtout son grand-père Roger Bissière, qui fut une grande figure de la nouvelle Ecole de Paris (1886-1964).

En fait c’est   la musique qui l’attira en premier   et plus particulièrement le rock. Certes   la composition de musiques et de chansons le faisait déjà accéder   au monde de la création.

Mais en réalité   il n’enregistra que peu de réussites et commença plutôt à ressentir de réelles déceptions.

C’est alors qu’un ami de son père l’incita à essayer la peinture. Très rapidement,   l’univers pictural   ne cessera de l’habiter. « Depuis le jour, dit-il, où j’ai fait de la peinture c’est de manière incessante et engagée. »

Il est attiré par la dimension physique de la peinture avec son côté spectaculaire. Et précise lui-même ce qu’il entend par « spectaculaire ».

« (Il faut que) les couleurs soient fortes, une touche qui soit large, tourbillonnante, malaxée, engagée presque dans une lecture de premier degré.

Ce qui m’intéressait c’était la rivalité, en tant qu’artiste, une compétition pour être le meilleur, bref épouser tous les attributs du peintre héroïque. »

Peintre héroïque à la manière d’un Don Quichotte lui qui se frotta à la pensée d’un René Girard ?

Un peintre héroïque

Effectivement c’est en 1997, que Martin Bissière découvre la pensée de l’anthropologue René Girard et envisage son travail de peintre en relation avec la « rivalité mimétique ».

Il entrevoit qu’il est plus difficile d’aimer et de vivre une passion par soi-même car la société actuelle – fortement égalitaire – nous pousse à aimer par procuration. Notre désir est d’abord dicté par celui d’autrui.

C’est la naissance d’une pathologie en puissance dans la mesure où l’on désire par le truchement des autres. C’est aussi le début d’une aliénation et cela peut parfois très mal se terminer.

Etre passionné, Martin Bissière devient en quelque sorte une figure héroïque qui ne correspond pas à l’esprit du temps.

Il se lance éperdument dans la peinture comme dans une aventure chevaleresque.

En quête d’exploits, il occulte le monde réel à la manière peut-être du célèbre Don Quichotte. Celui-là même   qui prenait « les auberges pour des châteaux, les moulins à vent pour des géants et les paysannes pour de nobles dames... »

Si la comparaison peut paraître incongrue, elle a toutefois l’avantage de caractériser sa démarche d’artiste qui fonctionne à rebours dans un monde qui est en réalité à l’envers.

Car lui, en revanche, se situe bien à l’endroit puisqu’il désire directement par lui-même. Il veut tout simplement devenir un artiste par amour de la peinture   alors que le monde fonctionne à l’opposé, ne valorisant   que le désir par l’intermédiaire des autres.

Effectivement nous vivons dans le monde concurrentiel de la démocratie où les modèles pullulent et c’est pourquoi nous pouvons plus difficilement désirer par nous-mêmes.

C’est la loi du désir par procuration qui s’impose et par conséquent le désir est dicté principalement par le désir d’autrui d’où cette « rivalité mimétique » énoncée par René Girard.

Inévitablement, l’artiste va se heurter au monde environnant.

C’est pourquoi son œuvre est à l’unisson d’une catastrophe inévitable, d’un jaillissement que rien ne peut entraver.

Un langage classique et romantique

Son art va tout d’abord s’inspirer de l’époque classique, d’où sa première série intitulée « Baroque » (1993-1997). Il va s’imprégner de cette période dans le but d’asseoir son œuvre sur du solide avec pour corollaires l’ordre, la clarté et la simplicité.

A la manière d’un Poussin qui fuyait la confusion et cherchait les choses ordonnées.

Ce grand artiste du XVII ° s. privilégiait, en effet, un art architecturé et rigoureux et excellait dans la science de la composition.

Martin Bissière va donc utiliser les motifs de cette peinture classique pour immortaliser son rêve de devenir un peintre reconnu et héroïque malgré les couleurs sombres qui menacent son parcours à l’exemple du monde environnant.

Baroque 14 de 1994

Baroque 14 (1994, huile sur toile, 180 x 180 cm)

Aussi il utilise délibérément l’abstraction comme un moyen privilégié qu’il dispose pour dire picturalement certaines choses tout en les occultant.

Selon lui, en effet,  : « on peut dissimuler (avec l’abstraction) beaucoup de choses, on peut cacher, on peut virevolter, on peut aller d’une rivalité à l’autre en l’espace d’une fraction de seconde parce qu’on n’est pas obligé de terminer le nez du Monsieur ou une scène figurative… »

Parmi les peintres abstraits, il se range plutôt dans le camp de ceux qui recherchent des formes immuables et éternelles présentes à la fois dans la nature et dans la conscience humaine. Mais il n’a pas une vision euphorique du monde dans le quel il vit.

La preuve, cette myriade de formes différentes très proches du monde végétal qui s’apparentent à une nature oppressante. Les bleus et les verts inondent la toile de ses motifs enchevêtrés, lourds et épais. On a du mal à respirer dans cet espace très chargé.

A l’évidence l’artiste aborde déjà la peinture dans une logique de combat, dans un esprit très offensif par rapport aux autres artistes. Sans conteste il a la prétention d’être le meilleur.

On y découvre tous les attributs du peintre héroïque alors qu’on est qu’au début de la rivalité mimétique.

Martin Bissière a besoin de la forme classique pour se renforcer, affirmer dans un premier temps sa position   afin de supplanter   ensuite plus efficacement les autres.

D’où la présence de formes très ramassées, compactes voire contractées qui apparaissent dans ses différentes toiles de la période baroque.

Il « muscle » sa peinture avec des traits les plus épais comme pour se préparer à un affrontement. Rien ne pourra altérer cette force, ni atténuer la propre détermination de l’artiste dans le combat qu’il livre.

Mais étonnamment, malgré les conflits que suggère chaque toile, l’artiste arrive toujours à dominer la matière picturale.

Est-ce la froide raison cartésienne qui va le conduire à un tel résultat, celle que lui inspire justement cette période classique?

Mais la raison seule ne suffit pas à fonder son parcours « héroïque », car il a besoin aussi de se singulariser. En misant en particulier sur la notion de pureté débarrassée de toute forme de narration, de psychologie ou même de spiritualité.

Développer sa propre originalité picturale – pour asseoir une certaine autorité -, cela passe par la disposition des lignes et des formes avec un net avantage pour les couleurs. Il va donc miser principalement sur la couleur pour dépasser les autres.

D’où la série intitulée « Vénus » pour permettre à la couleur d’assurer une sorte de primauté.

Dans la continuité de Cézanne, de Klee et de Matisse, il va jouer à fond la carte de la couleur.

Selon le mot de Klee, la couleur n’imite plus le visible, elle « rend visible » et « elle est l’épure d’une genèse des choses » pour Merleau-Ponty.

Grâce à la couleur, Martin Bissière pourra faire sourdre la lumière qui est dissimulée derrière chaque forme. Il pourra rendre le monde dans son intériorité faisant sienne la célèbre formule de Cézanne :

« Quand la couleur est sa richesse, la forme est sa plénitude. »

Ainsi son langage classique lié à la période baroque va connaître une métamorphose surprenante qu’on pourrait qualifier de romantique grâce à « Vénus ». Il va apparenter la couleur au « sang de Vénus ».

Vénus 9 de 1998

Vénus 9 (1998, technique mixte sur toile, 181 x 181 cm)

Pour augmenter encore la puissance éclairante des couleurs, Martin Bissière n’hésitera pas à reprendre à son compte le système de la grille.

Son grand-père, Roger Bissière, utilisait déjà cette même technique à partir des années 1950 et notamment dans une toile intitulée « les lumières de la ville » de 1961.

Grâce à elle, l’artiste fait entrer la transparence par le réseau de lignes comme les mailles d’un filet en capturant les flux lumineux.

Il installe également le mouvement par ce réseau nerveux de l’image.

Par ailleurs, les couleurs utilisées sont souvent vives et éclatantes. Plus précisément ce sont les couleurs dites primaires qui prédominent (le jaune, le rouge et le bleu). Trois couleurs symboliques de la terre, de l’eau et du végétal. D’ailleurs tous les autres coloris dérivent de ces couleurs de base.

Mais Martin Bissière instrumentalise toujours symboliquement sa peinture dans un but guerrier. A ce titre, son filet de la grille pourrait faire penser au rétiaire (« combattant au filet » en latin) qui était un des types de gladiateurs romains.

La métaphore est surprenante et permet toujours d’imaginer l’artiste dans la poursuite d’un combat mimétique.

Enfin ce peintre utilise un langage très empreint de romantisme. Il peint toujours un drame intérieur à la société, qui est le nôtre actuellement. Ainsi il pourrait sans difficulté reprendre à son compte ce que disait un certain Géricault sur sa peinture qui choquait ses contemporains :

« C’est une peinture jetée sur les murailles avec des seaux de couleurs et des balais en guise de brosse

La montée des extrêmes

La montée des extrêmes 1

La Montée des extrêmes 5 (2011, Acrylique sur toile, 200 x 200 cm)

Avec la série intitulée « La montée des extrêmes », l’artiste atteint, selon la critique d’art Laure Jaumouillé « ce moment paroxystique d’une apocalypse qui commence dès sa première œuvre réalisée en 1985, et s’achève avec la mort de son père, le peintre Louttre.B en 2012. »

C’est le déchaînement final d’un peintre qui s’émancipe de tout. Les formes ont disparu au profit de la seule couleur, car elle seule inonde et fait chavirer tout l’espace de la toile.

Ultime provocation pour dépasser aussi sa relation avec René Girard, et tuer symboliquement cette rivalité mimétique qui risque de le détruire en tant que peintre ?

Pour ce faire, il montre une œuvre riche et fraiche, impétueuse et étonnamment révoltée. Un processus pictural dynamique qui fait penser à « l’Action painting ».

Tout ce que vit l’artiste, ses révoltes et ses désespoirs s’exprime encore plus intensément dans les toiles de cette série.

Une action picturale spontanée très proche de l ‘ « expressionnisme abstrait. » Sa peinture devient véritablement l’expression d’un art dramatique.

Mais cette peinture va marquer définitivement une rupture. Après cette série « La montée des extrêmes », la rivalité mimétique qui avait été le moteur de sa peinture s’est cassé en quelques mois selon ses propres mots.

« Depuis que je ne suis plus dans cette relation combative, rivalitaire, ce sont les tableaux de la série « Oxygène ». Cela signifie la fin de ce combat étouffant, ravageur pour l’artiste… »

Il ressent même une sorte de vacuité s’installer en lui après la production impressionnante   des tableaux « Oxygène ». «  j’ai fait 100 tableaux « Oxygène » en deux ans pour l’exposition à Soissons : une production hallucinante d’une très grande distance alors qu’auparavant j’avais zéro distance puisque j’étais dans la rivalité. »

Mais cette expérience récente de la vacuité et du rien que ressent Martin Bissière après des années passées dans la rivalité mimétique ne cache-t-elle pas au contraire une nouvelle forme de fécondité créative de son auteur ?

La formule de Samuel Beckett selon laquelle « Rien n’est plus réel que le rien » est en effet, à l’origine, selon lui, d’une surpuissance de fécondité créative.

En cela, il rejoint aussi Derrida pour qui «  conscience de rien à partir de laquelle toute conscience de quelque chose peut s’enrichir, prendre sens et figure. » ( J.Derrida, l’Ecriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p.18)

Et donc comme Beckett, la croyance en l’obscurité peut devenir le meilleur moyen pour la création. « l’obscurité que je m’étais toujours acharné à refouler est en réalité mon meilleur …indestructible association jusqu’au dernier soupir de la tempête et de la nuit avec la lumière de l’entendement. » ( S. Beckett, la dernière bande, paris, Minuit, 1959, p.22-23)

Finalement la preuve est attestée par les œuvres les plus   récentes de Martin Bissière où la vision du rien, avec son potentiel de surpuissance créatrice se dissémine avec beaucoup d’audace et sans aucune forme de  complaisance.

Christian Schmitt

www.espacetrevisse.com

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Christian Schmitt

Critique d'art. Auteur de "l'univers de J.L. Trévisse, artiste peintre" (ed. Lelivredart 2008) et de trois autres ouvrages sur les vitraux réalisés par des artistes contemporains aux ed. des Paraiges: Jean Cocteau (2012), Jacques Villon (2014) et Roger Bissière (2016). A retrouver sur : http://www.espacetrevisse.com

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