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Nicole et Michel Devaux, de part et d’autre d’une toile d’un quidam.

Artiste octogénaire, Michel Devaux peut être fier de son parcours de vie.

Une histoire personnelle déjà riche et bien remplie mais aussi particulièrement  atypique puisqu’avant de se consacrer  à l’art, il avait auparavant entamé  une autre carrière toute aussi prenante, dans le domaine de la publicité.

Très à l’aise, en effet,  dans le milieu de la communication, il a même dirigé sa propre agence de pub à Paris et a connu toutes les évolutions du métier depuis les années 1960 jusqu’aux années 1990.

Et ce n’est qu’en quittant ce monde particulier des médias  qu’il abordera ensuite véritablement la peinture.

Certains pourraient objecter qu’il s’agit peut-être d’une entrée  bien tardive dans la peinture  pour quelqu’un qui  avait déjà  presque soixante ans ?

En vérité son âge ne fut pas un  obstacle car cet artiste a su facilement  prendre le train en marche.

Michel Devaux dans le questionnement de Duchamp

Depuis que Marcel Duchamp a exposé son célèbre urinoir comme oeuvre d’art, Michel Devaux comme beaucoup d’autres artistes   se sont posé  la même question :  « mais est-ce de l’art ? »

Certes, il a compris que derrière cette provocation, Duchamp voulait désormais que l’art ne réside plus dans l’objet mais dans les significations que l’on y projette.

Ou encore, en reprenant l’une de ses  formules favorites, il convenait dorénavant que l’on puisse rejeter l’art « rétinien » au profit d’une approche autre selon l’esprit.

Mais concrètement comment pouvoir  signifier cette nouvelle réalité ?

Des artistes dont M.Devaux  vont considérer alors, suivant en cela Arthur Danto, philosophe et critique d’art, que l’oeuvre d’art est un objet qui incarne un sens. C’est pourquoi  au nom de ce principe,  il faut rejeter tout autant les répliques banales que la reproduction de masse.

Toutefois  les interprétations ne sont pas toutes aussi concordantes et l’héritage de Duchamp restera encore et toujours autant  controversé.

Pour sa part, M.Devaux, dans ce qu’il a retenu du père de l’art contemporain,   c’est  certainement le fait d’avoir pu estomper la frontière entre l’art et la vie en permettant par exemple l’agrégation d’objets  à des fins poétiques.

D’où sa découverte fondamentale de la métaphore « pomme de terre », un objet de consommation courante  qui s’inscrit ainsi  parfaitement dans la filiation duchampienne.

La patate, comme une démarche de l’esprit qui  lui permet  de symboliser  toutes les situations humaines et de développer une large galerie de « caractères » au sens de la Bruyère …!

Peintre de l’idée par conséquent, cet artiste a su  habilement transposer les caractéristiques de l’humain à travers la pomme de terre.

Comme Stéphane Corréard l’avait justement remarqué dans son article « Michel Devaux, la tête au bout du pinceau » (septembre 2015), l’identification avec l’humain avait été  merveilleusement facilitée par la mise en valeur de la plastique de ce tubercule comestible grâce au  travail du peintre: «  Longiforme ou boulotte, lisse, dotée de quatre germes-membres ou d’une multitude d’excroissances, relatant toutes les nuances de beige ou de jaune… ».

 “Introspection » – 100 x 81 – 2014

La reconnaissance est parfaitement réussie car l’on prête volontiers à ce rhizome toute les propriétés dévolues à l’humain et à son monde.

Bien entendu, pour en revenir à Marcel Duchamp, M.Devaux n’utilise pas la pomme de terre   dans sa vraie réalité  physique pour en faire un ready-made, puisque  la pomme de terre  qu’il nous montre  n’est qu’une représentation  picturale.

Par conséquent il ne peut s’agir tout au plus   que d’une évocation    d’un ready-made.

Pourtant cette pomme de terre  essentiellement « picturale »   agit au départ  de la même manière qu’un vrai ready-made , puisque tout comme lui, elle est censée évoquer un objet ordinaire, du monde quotidien. 

En ce sens, l’artiste M.Devaux  rejoint bien la démarche de Marcel Duchamp qui s’inscrivait dans l’attaque contre le caractère « précieux » de l’art, en transformant justement un objet du quotidien en oeuvre d’art.

En revanche, à l’opposé d’un ready-made,  qui est censé être un objet déjà tout fait, choisi et proposé comme production artistique, l’artiste en réalité  ne prend pas l’objet  comme tel puisqu’il le transforme.

Cela participe à son   travail  d’esthétisation qui a  pour but de rendre encore  plus anthropomorphe  ce  même tubercule.

C’est pourquoi aussi, la pomme de terre envahit tout l’espace de ses différentes toiles,  adoptant  toutes les postures, des plus insolites aux plus étranges (voir les tableaux intitulés: Introspection, Léger penchant démocratique, Doubles jeux, Le poète assassiné…).

« Léger penchant démocratique » – 81 x 100 cm – 2012

Mais aussi, on assiste à un autre résultat surprenant: en les humanisant de la sorte, ses pommes de terre deviennent  particulièrement étranges, voire  mystérieuses , totalement transcendées par le travail du peintre !

Une façon peut-être aussi pour l’artiste de dépasser l’ironie calculée de Duchamp en relevant les objets du quotidien à un niveau jamais atteint auparavant ?

Les « quidams », de nouvelles figures iconiques

Sur les toiles de M.Devaux apparaissent aussi d’autres formes iconiques que son auteur  va appeler les « quidams ».

Ce sont de drôles de personnages anthropomorphes  aussi bien des hommes et des femmes sans qualités particulières, reconnaissables seulement par leur long cou et leur long bec.

« Tendresse en ville » – 61 x 36 cm – 2004

Ces formes iconiques sont apparues après une quinzaine d’années de peinture lorsque que l’artiste avait tenté de montrer des villes avec des êtres humains quasi-invisibles.

C’est de cette absence, dit-il, qu’est née, en 1998, l’idée des quidams.

En fait M.Devaux semble être dans  la lignée d’un certain Keith Haring qui s’était illustré dans les années 1980 avec sa figure iconique du « Radiant Baby » conçue la même période que E.T. de Steven Spielberg.

Comme toutes ces figures zoomorphes et anthropomorphes  développées par les artistes du street art notamment, celles-ci deviennent un langage visuel de symboles totémiques créant une réalité propre capable de toucher le plus grand nombre.

L’art devient par ces formes nouvelles un moyen unique de communiquer, comme une réponse immédiate à la vie.

A ce titre, M.Devaux s’impose comme un artiste qui épouse son temps, l’esprit du temps comme le Zeitgeist, avec la même intensité et la même originalité.

Mais l’on peut aussi trouver des origines plus lointaines à ces formes iconiques étranges.

Ainsi on peut  songer aux  peintres surréalistes qui comme De Chirico  utilise des mannequins comme des idoles anonymes dans des espaces étranges d’une profonde mélancolie et d’une grande solitude.

Nous reviendrons d’ailleurs dans un dernier paragraphe sur ces mêmes espaces « métaphysiques » que nous propose tout autant  M.Devaux.

Mais  plus encore dans le sillage de Marcel Duchamp qui avait influencé celui-ci, on peut évoquer aussi le travail de Magritte.

M.Devaux comme Magritte  transforme également  la réalité dans toute son absurdité à tel point qu’elle devient énigme afin de nous interpeller.

On peut dire alors  que  les quidams tout comme les pommes de terre se présentent comme des énigmes picturales.

Toutes ces représentations anthropomorphes étranges ont l’ambition commune de nous conduire   à une réflexion sur la réalité, mais aussi sur l’art et les processus de la perception.

Enfin, concernant toujours ces formes étranges inventées par M.Devaux, son travail est aussi très proche  de certains  peintres du « Bauhaus » comme un dénommé  Oskar Schlemmer.

Le grand thème de cet artiste c’est « l’homme dans l’espace ». On y découvre à la fois le sobre réalisme et le romantisme  expressif dont l’amalgame a déterminé l’atmosphère du « Bauhaus » à ses débuts.

Très impressionné par Seurat et le cubisme, Schlemmer réduit la figure humaine à l’aspect stéréométrique de sa corporalité  en rapport avec l’espace.

Il construit un être où tout aspect individuel est progressivement supprimé. Pour lui, l’homme devient un type.

« Les figures de Schlemmer sont les représentants d’une humanité pleine de noblesse. Elles apparaissent en groupe, s’intègrent dans la communauté et sont cependant solitaires, pensives, fières, immergées en elles-mêmes. »[1]

Mais au-delà des similitudes avec les quidams et les métaphores que constituent  les pommes de terre, on découvre également les mêmes  espaces « métaphysiques » grâce à M.Devaux.

A la découverte  d’espaces « métaphysiques »

Ils apparaissent surtout  à l’occasion de son voyage au « Pataland », où l’uniformisation et l’accumulation de lieux bien identifiés conduisent à l’insupportable. Les villes, notamment, que l’on découvre  sont toutes  à l’unisson,  offrant à voir un univers impitoyable.

L’accumulation d’immeubles collectifs qui mettent en valeur un  graphisme riche en  lignes verticales et horizontales, celles-ci  font penser à de véritables   grilles d’une prison, empêchant tout espace de liberté ( voir les toiles « Rythme XX – Hommage à Mansouroff » de 1997, à la même date « Veille informatique » mais aussi « L’homme à l’échelle », « Vertige » …).

Veille informatique, 146×97 cm, 1997

On comprend mieux dés lors pourquoi la vraie identité, la vraie personnalité est totalement niée dans ces espaces . Parfois l’individu est enfermé  dans des casiers comme le montrent les  différentes peintures de  la série « Solitudes » (« Une place pour chacun » de 1998, « L’homme-objet » à la même date, mais aussi « Le rêve interdit » de 1997…)

Une place pour chacun,80×40, 1997

L’artiste privilégie toujours  les villes comme le lieu idéal où s’exerce cet effacement de l’être.

Renouvelant l’atmosphère du peintre De Chirico déjà cité, M.Devaux renoue avec les mêmes espaces « métaphysiques » qui sont d’une profonde mélancolie et d’une grande solitude.

M.Devaux s’adonne aussi à la perturbation causée par une perspective soigneusement élaborée (voir à nouveau sa toile « Vertige »).

Vertige, 73 x 100, 1997, coll particulière

Tous ces décors composant ses villes sont proprement kafkaïens, plongés dans des couleurs mélancoliques qui sont  souvent  le bleu métal, le gris ou la rouille.

Dans le cas de De Chirico, la puissance expressive des espaces vides et silencieux  est toujours renforcé lorsque les sculptures sont remplacées par des mannequins, des fantômes de cuir et de bois.

Ses fantômes deviennent alors  des idoles anonymes tout comme le sont également les quidams et les pommes de terre chez M.Devaux.

On éprouve  le même le choc lors de la rencontre entre ces domaines contradictoires, avec  d’un côté les espaces vides et de l’autre les êtres anthropomorphes.

Selon De Chririco, l’inventeur de cette collusion paradoxale et illogique serait Nietzsche ( mais également Schopenhauer) . Ce qui aurait conduit selon ce peintre grec au fondement de l’esthétique surréaliste.

« Nietzsche et Schopenhauer, dira De Chirico dans son essai programmatique « Nous les métaphysiciens » de 1919, « furent les premiers à enseigner la profonde signification du non-sens de la vie » »[2]

Ainsi cette influence aurait permis de caractériser la puissance poétique oppressante de De Chirico.

De la même façon aussi M.Devaux semble avoir  hérité  de cette même  cohérence formelle avec  en prime  une  force poétique d’égale intensité.

En définitive le grand thème qui sous-tend toute son oeuvre c’est toujours « l’homme dans l’espace » très proche en fait du travail du peintre du Bauhaus Oskar Schlemmer déjà cité précédemment.

Bien entendu l’homme en tant que tel on  le voit  très peu, il n’apparaît souvent qu’à travers ses quidams et ses  pomme de terre.

M.Devaux joue alors beaucoup sur le constructif et le romanesque, cette confrontation permanente  entre un sobre réalisme et un romantisme expressif.

Ainsi malgré la froideur réaliste  de certains  lieux, l’artiste nous les dévoile  souvent avec beaucoup de lyrisme grâce à  des scènes enneigées ou étrangement illuminées  (voir « Chrysler Building », « Rythme XIX » de 1997, « Un instant de bonheur » de la même date ou encore « Dans les brouillards du soir » de 1999).

Derrière des décors glaçants, il réussit ainsi à faire surgir des lieux romantiques, presque insoupçonnés, mais souvent surréels, enchantés et  pleins de magie.

“Un instant de bonheur” – 100 x 81 cm – 1997

Aussi comme l’a souligné Alain Caillé dans son article « Une peinture sociologique ? » à propos des oeuvres de M.Devaux, n’est-ce pas en définitive  une peinture de la quête de l’individuation ?

Pour échapper à l’anonymat et à l’ère des masses, l’artiste aurait-il trouvé une formulation picturale permettant à l’individu  d’exister en tant qu’individu ? Mais le chemin qu’il nous montre  semble bien  difficile car souvent voilé et la porte étroite.

A l’image des Evangiles où Christ dit « ….elle est étroite la porte, il est resserré le chemin qui conduit à la vie; et ils sont peu nombreux, ceux qui le trouvent. » (Mt7, 13-14)

Christian Schmitt

http://www.espacetrevisse.com

 

Site internet de l’artiste Michel Devaux :

http://tout-michel-paris.com/

[1] L’Art au XX° s. par Ruhrberg, Schneckenburger, Fricke et Honnef, Ed.Taschen de 2002, p.180

[2]  op.cit., p.134

mm

Christian Schmitt

Critique d'art. Auteur de "l'univers de J.L. Trévisse, artiste peintre" (ed. Lelivredart 2008) et de trois autres ouvrages sur les vitraux réalisés par des artistes contemporains aux ed. des Paraiges: Jean Cocteau (2012), Jacques Villon (2014) et Roger Bissière (2016). A retrouver sur : http://www.espacetrevisse.com

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